Il peut être utile de s’attarder à telles situations, très différentes, voire opposées, extrêmes peut-être, pour se rendre compte de l’état de l’opéra en cet été 2023, au long des festivals et au lendemain d’une pandémie dont la vie culturelle a du mal à se rétablir. On gage que rien ne sera plus comme avant, le public peine à revenir, quels moyens pour le convaincre, quelles chances pour en gagner un plus large. Et faire démentir tous ceux qui sont prêts à définitivement rattacher l’opéra au passé, près de décider que le genre a fait son temps.
Deux situations frappent en ces mois d’été. L’une doit bien être qualifiée de grotesque, un chef d’orchestre qui monte sur scène les yeux bandés au festival Puccini. Non pas pour prouver qu’il connaît sa Bohème par cœur, il voulait ainsi protester contre la mise en scène, qui a transposé Paris et sa jeunesse de 1830 au mois de mai 68. Difficile de dire s’il a triché ou non, avec quelque transparence de son bandeau, il a en tout cas interdit tout contact visuel avec mes musiciens. Il y a autre chose, et son geste s’est avéré plus politique qu’esthétique. Cet Alberto Veronesi milite à l’extrême droite, a bien sûr immédiatement eu l’appui de ce côté-là, s’est trouvé limogé quand même. L’épisode ramène une cinquantaine d’années en arrière, ça bataillait ferme contre Chéreau, à se demander si l’opéra est si innocent qu’il en a l’air, a peut-être gardé un pouvoir explosif.
L’histoire des représentations, sur un petit siècle, montre tels glissements, des chanteurs aux chefs, et de là aux metteurs en scène (à partir du moment où des hommes de théâtre ont franchi le seuil, voici Brecht à Aix interprété par Ostermeier et la troupe de la Comédie-Française). Mais l’autre situation remarquable ramène à Bayreuth, l’ouverture du festival mardi dernier, où pour le nouveau Parsifal, du metteur en scène américain Jay Scheib, quelque trois cent trente spectateurs (sur 2 000) ont vu le Bühnenweihfestspiel à travers leurs lunettes de réalité augmentée. Ils ont donc assisté à un autre spectacle, enrichi si l’on veut, par tels effets virtuels. On est assis au Festspielhaus, il y a ce qui se passe sur la scène, et il s’y ajoute autre chose, on verra ce que cela va donner, ce qu’on y gagne ou non, tant pis pour ceux qui n’en bénéficient pas, contrairement à l’idéal même de la communauté du public de Wagner. Il restera à trouver l’argent pour d’autres lunettes.
Bayreuth innove donc, cette année-ci dans la technologie. Et se montre heureusement toujours à même de remplacer à la dernière minute quasiment jusqu’aux chanteurs des principaux rôle, défaillances des Stephen Gould, John Lundgren et Joseph Calleja (qui devait passer du répertoire italien au « tumber Tor »). La faute à la canicule, avec des infections qui inquiètent les médecins, des engagements aux quatre coins du monde, allez savoir. Une mise en question en tout cas des festivals qui ne sont plus ces moments hors pair censés être à leur départ. D’autant plus ou moins que les finances poussent à des coproductions reprises ailleurs dès la rentrée. Bonne chose pour beaucoup de gens, mais les festivals y perdent leur statut, et les reproches s’élèvent qu’ils ne font rien pour se renouveler, comptant paresseusement sur la fidélité de leur public.
Un festival entièrement voué à Wagner, à lui seul et un canon réduit d’œuvres, ne peur compter que sur des interprétations changeantes, des lectures nouvelles, pour attirer attention et intérêt (quitte à décevoir et décourager ceux qui restent attachés à la tradition, tels amis du festival, qu’on dit très influents par leur contribution d’argent). Ailleurs, le recours est à des créations, comme à Aix-en-Provence, avec cette année Picture a day like this, de George Benjamin (lire aussi en page 17). Un opéra de chambre, la quête d’une femme qui a vu son enfant mourir, apprend qu’il sera ramené à la vie si elle réussit à trouver une personne heureuse et à obtenir un bouton de la manche de son vêtement. Après la rencontre avec Zabella qui lui ouvre les yeux sur la réalité, la fin reste toutefois ouverte. Avec beaucoup de succès, côté musique, côté mise en scène, on est dans le conte, dans l’onirisme, de façon moderne, contemporaine. Il y a quelques années, à Munich, pour la nième reprise de Frau ohne Schatten, Warlikowski avait eu recours comme introduction aux images de Marienbad, au film d’Alain Resnais.
Warlikowski, sans doute l’un des plus inventifs, des plus ingénieux metteurs en scène d’aujourd’hui, a donné, il y a deux ans, une fascinante Elektra à Salzbourg ; cet été, il y revisite Macbeth (retrouvant Asmik Grigorian dans Lady Macbeth), et Verdi sera encore au programme avec Falstaff, dans la mise en cène de Marthaler. On privilégie les classiques, d’un siècle passé, certes dans des réalisations qui promettent, attendues avec impatience ; Aix, à côté de George Benjamin, avait poussé jusqu’à Wozzeck, c’est souvent ce qu’on croit pouvoir en toute confiance proposer.