Richard Wagner, tout se passe comme s’il avait eu un malin plaisir à confronter les metteurs en scène avec des situations leur demandant de l’imagination, de l’invention, de l’ingéniosité. Prenez par exemple la façon dont Alberich utilise le heaume pour ses transformations, en dragon, en ver minuscule. Mais restons-en à Parsifal, l’opéra mis cette année au programme avec le concours de l’Américain Jay Scheib et le Center for Art, Science & Technology du Massachusetts Institute. Il y a le cygne qui tombe habituellement des cintres, s’écrase en bas de la cage de scène, avec la flèche tirée par Parsifal. Il y a l’ultime tentative de Klingsor d’arrêter notre héros avec la lance ravie jadis à Amfortas. Et là, les metteurs en scène ne sont pas toujours dans l’heureuse disposition de deux athlètes, le souvenir ramène à Götz Friedrich ainsi que Franz Mazura et Peter Hofmann, ce dernier brillant dodécathlonien capable de saisir au vol un javelot.
Et passons sur le moment crucial où le premier acte bascule, nous fait entrer dans l’aire sacrée du Graal, pousser telle porte miraculeusement, zum Raum wird hier die Zeit. On voit, il y a, il y avait de quoi avoir recours à la réalité augmentée. Et Wagner lui-même, pour l’illusion, n’avait pas hésité à se servir de machines, jusqu’à y attacher les filles du Rhin.
1 Kinder, schafft Neues ! Il fallait donc y aller l’esprit ouvert, et savoir gré d’être parmi les élus munis des lunettes prometteuses. Et en effet, il est des moments qui valent leurs éclaboussures de sang, se déversant sur le Festspielhaus, quand des cygnes, en nombre, dans leur dernière course viennent s’abîmer près de vous, dans leur envol ils fonçaient sur vous le moment avant. Et il n’en va pas autrement des lances, comme sorties d’une peinture surréaliste, transperçant des lobes d’oreille, dont on peut prendre peur qu’elles ne s’arrêtent pas à temps. Il y a là de quoi, comme sensation, comme vécu, ou inclusion ou immersion comme on aime à dire, vous enrichir une mise en scène.
Il est d’autres usages de cette réalité augmentée qui n’ont pas le même impact ; où l’espace (cosmique ou sous-marin comme on voudra) est trop mis à contribution avec toutes sortes d’objets qui volent ou flottent, ah, notre ancien ministre féru de space mining aurait trouvé son plaisir aux astéroïdes couleur de cobalt (le Graal est de fait de cette couleur que Parsifal met quand même en mille morceaux à la fin du Bühnenweihfestspiel).
Trop, c’est trop, se dit-on. Faut-il tellement insister quand tous ont compris, oui, le monde croule sous les détritus, le plastique, les vieilles batteries, et le reste. Et pourquoi nous boucher la vue sur le duo Kundry-Parsifal, doublé en plus en vidéo, en nous mettant devant les yeux une gynoïde bien embarrassante.
La réalité augmentée, c’est justement comme la vidéo au théâtre, à l’opéra, faut choisir le moment et l’expression justes (on aura eu cette chance dans Tannhäuser, merci Tobias Kratzer, on y reviendra). Pour les lunettes, objection peut-être plus principielle. Wagner a voulu une salle proche de l’amphithéâtre grec, pour une expérience commune ; bien sûr, on en a toujours été loin, aujourd’hui même, dans un type de société avec ses inégalités. Les lunettes effacent le public, nous renvoient à notre solitude de spectateur, comme la télé par rapport à une salle de cinéma.
2 Est-ce grave de conclure que la mise en scène de Jay Scheib existe par elle-même ? Et qu’elle a ses qualités propres, dans sa conception, dans sa réalisation. Un récit mené avec de l’allant, un deuxième acte chatoyant avec les filles fleurs, plein d’emprise émotionnelle avec le face à face Kundry-Parsifal et la révélation du baiser. D’ailleurs, les deux se retrouveront très proches au moment final, de même Gurnemanz et une compagne qu’on a déjà surprise à ses côtés, et sans doute plus, dès l’abord.
Les décors, les costumes, tout contribue à faire un spectacle qui se tient, d’une belle cohérence. La télévision l’a montré tel quel, à notre tour, le souhait existe de le revoir pour de vrai, dans pareil dénuement. En sachant que la réalité augmentée n’en est qu’à se débuts, que ses progrès seront rapides, et feront qu’elle sera utilisée au meilleur escient. La transition y pousse, il lui faudra aussi apprendre à distraire le moins possible, de la scène, du déroulement musical.
3 Dès la retransmission, à la radio seulement, de la première le 25 juillet dernier, l’avis fut net, à l’écoute, un Parsifal de tout premier ordre. De très grade qualité, pour la direction et l’orchestre comme pour les chanteurs. Le chef espagnol Pablo Heras-Casado a pris d’emblée la bonne mesure de la salle, a pris un tempo égal à celui de Boulez, cent minutes pour le premier acte, rien donc qui traîne, dans une solennité qui s’étire, rien non plus qui se hâte. Et là-dessus, un parfait accord avec les voix, et bien sûr les excellents chœurs d’Eberhard Friedrich.
Côté solistes, dans la représentation du 15 août, Ekaterina Gubanova a donné une Kundry déployant toutes les nuances de cette femme insaisissable, face à Andreas Schager, puissant, délicat dans tels autres moments. Difficile d’imaginer un festival dans ces années sans Georg Zeppenfeld, un Gurnemanz qu’on ne se lasse pas d’écouter, dans son discours, ses inflexions, un texte toujours compréhensible, au long de ses interventions. Jordan Shanahan apporte la noirceur de Klingsor, Derek Welton (Amfortas) et Tobias Kehrer (Titurel) la douleur des gardiens du Graal déchus. Mais il faudrait nommer tout le monde, des Gralsritter aux Zaubermädchen. Dans une production qui avec telles autres à côté (à préciser) marque peut-être une rupture, l’avènement d’une nouvelle sonorité wagnérienne.