Blackmail (Chantage, 1929) est la première incursion de Hitchcock dans le royaume de la parole enregistrée, après la diffusion probante aux États-Unis de The Jazz Singer (Alan Crosland, 1927) qui finira par imposer au monde ce nouveau procédé technique. Si le film du fameux cinéaste britannique n’est pas aussi abouti que L’Ange bleu (1930) de Josef von Sternberg, réalisé en Allemagne à la même époque, il dispose de qualités qui annoncent à bien des égards les chefs-d’œuvre de la maturité que sont notamment Psychose (1960) et Vertigo (1958). Si bien que revoir Blackmail revient à recueillir les germes d’une promesse de modernité.
On prend tout d’abord conscience de la prédilection de Hitchcock pour le film policier, auquel sa filmographie tout entière a fini par s’identifier, pour ne rien dire des déclinaisons littéraires et télévisuelles (Alfred Hitchcock présente...) auxquelles il aura largement contribué en mettant en scène sa propre production cinématographique. Cet attrait ininterrompu pour ce genre cinématographique révèle une personnalité obsessionnelle. On en est d’autant plus convaincu en jetant un œil au synopsis de Blackmail, où une jeune femme (la blonde Alice, à l’allure très Belle Époque, interprétée par la Tchèque Anny Ondra) est à l’origine d’une passion érotique qui sera noyée dans le sang... Particulièrement prolixe et séductrice au début du récit, au point de délaisser provisoirement son amoureux (Frank, détective à Scotland Yard) pour s’en aller au bras d’un artiste de passage, la jeune femme devient muette au fur et à mesure que son implication criminelle est mise au jour. Difficile de ne pas reconnaître dans ce schéma narratif le thème de la culpabilité féminine (maudite Eve de la Genèse !), vieux fond biblique sur lequel se déroulent la plupart des fables du maître du suspens, qui n’est moderne qu’en apparence seulement. De Blackmail à Psychose, le couteau reste l’instrument privilégié du crime, cependant que de mêmes angles de vue vertigineux (un escalier représenté en forte plongée) servent à désigner le lieu du drame. Un rapport à l’espace qui s’exprime pleinement dans les scènes filmées au British Museum, au sommet duquel l’intrigue trouve son dénouement, et dont les antiquités égyptiennes, avec ses sarcophages et ses momies, préfigurent le sort inéluctable d’un innocent en fuite. Comme dans Le Procès de Kafka, ce ne sont pas forcément les coupables que l’on poursuit.
Autre obsession, figurative cette fois-ci : le motif circulaire qui roule de film en film, depuis les jumelles à travers lesquelles on perçoit le réel dans Fenêtre sur cour (1954) au chignon spiralé de Madeleine (Kim Novak) dans Vertigo. Dès l’ouverture de Blackmail, une roue tournant à grande vitesse est mise en exergue, avant d’être rattachée à un fourgon de police lancée à vive allure. On songe au cycle de la vie et de la mort qui lie les criminels à leurs victimes, mais aussi à l’œil mécanique de la caméra, dont l’objectivité des vues est sans cesse brouillée par les visions fantasmatiques des personnages. Présente dans Vertigo aussi bien que dans Blackmail, où est introduite la figure de l’artiste, la peinture est, elle aussi, une surface propice à toutes sortes de projections imaginaires. D’autres belles trouvailles émaillent le récit et confirment la singularité de l’auteur : déjà un caméo glissé incognito dans un bus, un raccord-son qui transite à partir d’un cri, un paravent découpant la composition à la façon d’un split screen...
Conteur populaire et artiste génial, Hitchcock est l’un des rares cinéastes à avoir su conjuguer le commerce des histoires et les expérimentations formelles héritées des avants-gardes. Qu’il en soit toujours remercié.