Tout à la fois poète, dramaturge, peintre, et passeur des avants-gardes en France via le Festival du Film maudit de Biarritz, Jean Cocteau (1889-1963) fut aussi un cinéaste génial. Inspiré du conte de fée de Madame Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête (1946) est son deuxième long-métrage après Le Sang d’un poète (1930). Dès le prologue est demandée la plus grande naïveté de la part du spectateur. Retourner en enfance est la condition sine qua non pour pouvoir entrer dans le merveilleux.
Fidèle à son approche poétique du cinéma, Cocteau transfigure le réel. Tel un magicien, il ralentit le temps, change des larmes en perles de diamant, anime des objets inertes – les statues et les chandeliers qui ornent le manoir de la Bête. On ne compte plus les astuces trouvées en cours de tournage par Cocteau, comme ce somptueux travelling réalisé à l’aide d’une planche à roulette, lorsque Belle (Josette Day) se rend pour la première fois dans la propriété de l’animal au grand cœur. Aujourd’hui encore, la mise en scène est d’une étonnante modernité, jusque dans l’usage contrapuntique qu’il est fait de la musique de Georges Auric. On décèle l’influence surréaliste à la porosité du rêve et de l’état de veille, mais aussi à une méthode de tournage dans laquelle le hasard et les accidents deviennent des contraintes créatrices. Remémorant son expérience sur Le Sang d’un poète et La Belle et la Bête, Cocteau formulait cet aveu : « Je ne savais rien. Je découvrais le métier coûte que coûte et croyais l’employer comme on l’exerce d’habitude. C’est ainsi que de nombreuses erreurs passent pour des trouvailles. Charlie Chaplin estime que le personnage qui bouge en ‘plan américain’ et dont le mouvement recommence en gros plan au lieu de finir, est une trouvaille. [...] Fautes et hasards nous rendent souvent des services » (Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe).
L’opposition entre la laideur de la Bête et la beauté d’Avenant – les deux amours contrariés de Belle interprétés par l’unique Jean Marais, alors amant de Cocteau – finira par se résoudre dans la séquence finale. Alors que survient la mort d’Avenant, la Bête parvient à conquérir le cœur de Belle et se découvre sous les traits d’un Prince séduisant (Jean Marais, une fois de plus). Cette poésie cinématographique exercera une grande influence sur deux maîtres du temps et du rêve, David Lynch et Andreï Tarkovski notamment. La séquence d’imprimerie filmée au ralenti, dans Le Miroir (1974), fait écho à la course de Belle dans le manoir. Le cinéaste américain, quant à lui, retient surtout la dimension plastique du film de Cocteau, depuis le maquillage de la créature aux décors baroques confectionnés par Christian Bérard et Lucien Carré. Pareille influence transparaît notamment dans des films tels que Eraserhead (1977) ou Elephant man (1980).