Histoire cruelle et attendrissante d’un fils et d’une mère se perdant de vue, Mamma Roma (1962) est un long-métrage de Pier Paolo Pasolini implicitement autobiographique. Les critiques ont insuffisamment souligné le courage rebelle de Susanna Colussi, la mère du cinéaste, qui a, toute sa vie durant, et bien souvent contre vents et marées, soutenu indéfectiblement son fils aîné, jusqu’à quitter son mari et la province de son enfance pour le suivre en cet hiver 1950 à Rome où ils recomposèrent leur vie familiale, dans la misère anonyme des banlieues peuplées de sous-prolétaires.
C’est ce même trajet, de la campagne à la ville, que suit dans ce film Anna Magnani (Mamma Roma) pour rejoindre Ettore (Ettore Garofolo), ado paumé qui s’ennuie fermement (comme tant de jeunes de banlieues, aujourd’hui encore) au point de vite s’encanailler auprès de mauvaises fréquentations plus aguerries que lui. La suite, comme les trois films romains de Pasolini de ce début de décennie (Accattone, 1961 ; Mamma Roma, 1962 ; La Ricotta, 1963), est fatalement tragique, sur le modèle d’une Passion moderne où un gamin se voit crucifié pour un vol d’autoradio commis au sein d’un hôpital – un leitmotiv dramatique repris à Vittorio De Sica et à son fameux Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette, 1948). Cette mort martyrologique est par ailleurs doublement réelle. D’une part, elle renvoie à la mort en 1945 du fils cadet, Guido Pasolini, abattu dans de troublantes circonstances entre partisans à l’issue d’une Seconde Guerre mondiale au dénouement encore confus. Un véritable cauchemar, pour l’aimable Susanna, que celle-ci revivra une seconde fois avec l’assassinat de Pier Paolo en 1975. D’autre part, l’histoire de Mamma Roma est inspirée d’un fait divers de l’époque, à savoir le décès accidentel d’un gamin abandonné dans un institut psychiatrique...
Après cette première incursion dans le milieu viril et interlope des borgate romaines et de la prostitution que représentait Accattone, Pasolini tente quelque peu de s’en défaire en introduisant des éléments nouveaux dans ce second opus. Contre le principe (néoréaliste) prévalant dans Accattone de n’engager que des acteurs non-professionnels, Pasolini recourt exceptionnellement à une star du cinéma italien, Anna Magnani, incarnant à elle seule les douleurs de la population romaine depuis Rome ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini. Là où les femmes n’étaient jusque-là qu’une marchandise passivement exploitée par des maquereaux peu scrupuleux, la Magnani devient l’héroïne haute en couleurs d’une résistance féministe s’exprimant par l’art de la parole, vive et piquante, franche et mordante, dont on trouvera dix ans plus tard un équivalent chez les Napolitaines du Décameron (1971). Absente d’Accattone, la dimension familiale prend dans Mamma Roma une couleur particulière, bien qu’elle soit terriblement équivoque : entre Ettore et sa mère, c’est surtout : « je t’aime, moi non plus ». De nombreux spectateurs apprécient ce film pour cette relation familiale déchirante, relativement inédite dans la filmographie du cinéaste, et dont le pathos est toujours teinté d’iconographie chrétienne (le thème de la Vierge à l’enfant, par exemple). C’est aussi dans Mamma Roma que le clergé est représenté dans toute son hypocrisie, et que sont introduits les immeubles modernes de l’INA-Casa qui symbolisaient, pour beaucoup, une promesse de confort et d’ascension sociale dans une Italie subitement convertie au « boom économique ». C’est ce rêve qui traverse désespérément le corps fiévreux de Mamma Roma. Avant que la perte de son fils ne la fasse tristement redescendre de ce paradis artificiel.