Parmi le second volet de la rétrospective dédiée à Shôhei Imamura, deux longs-métrages sont à découvrir cette semaine : Pluie Noire (1989), et L’Anguille (1997), Palme d’or au Festival de Cannes, presque quinze ans après avoir obtenu cette même récompense avec La Ballade de Narayama (1983). Deux films aux sujets et aux formes très différents. Le premier, adapté du roman éponyme de Masuji Ibuse, revient sur l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima le 6 août 1945 et ses conséquences sur la population. Le second, librement inspiré du roman Liberté conditionnelle d’Akira Yoshimura, est un drame qui vire, chemin faisant, à la farce joyeuse jusqu’à l’apesanteur.
Débutons par L’Anguille, où tout commence pourtant mal, très mal même, puisque Yamashita, jusque-là sage employé de banque, apprend par une lettre anonyme que sa femme le trompe. Afin de vérifier la véracité de cet adultère, le jeune homme écourte sa partie de pêche nocturne pour rentrer chez lui, plus tôt que prévu. Là, il découvre le terrible « pot aux roses », surprenant sa femme en flagrant « délice » dans le lit conjugal, avec un autre homme. Furieux face à cette trahison castratrice, il se saisit d’un poignard et la tue, avant de se rendre de lui-même au poste de police le plus proche. C’est au cours de ses huit années de détention que va se nouer la tendre amitié entre Yamashita et le fameux animal, une anguille, devenue sa confidente. Elle-seule l’écoute et le comprend, se persuade-t-il depuis le fond de sa cellule. Délaissant peu à peu la tonalité sombre du début, le récit s’illumine avec la réinsertion sociale du protagoniste. Malgré ses difficultés relationnelles, Yamashita édifie en marge de la ville un salon de coiffure qui va devenir le repère et le foyer d’une étrange faune locale. Y émerge alors un groupe d’amis, constitué pour la plupart de déclassés et d’excentriques (l’un d’entre eux tente d’entrer en contact avec les extra-terrestres !), qui n’hésitera pas à faire front contre les incursions hostiles de la mafia... Si elle s’élançait à partir d’un drame originel, l’histoire n’en finit pas d’étonner le spectateur par son glissement imprévisible vers des registres positifs et légers – le grotesque, la comédie, l’absurde, ou encore le merveilleux...
Doté d’un sujet dont la gravité se prête sans doute moins aux digressions narratives, Pluie noire est un film important d’Imamura, malgré l’amer constat qu’il fit en se rendant compte que ses compatriotes eux-mêmes étaient peu attachés au souvenir de la catastrophe nucléaire. On est bien loin ici de la solidarité que l’on trouvait dans le précédent film. De retour au noir et blanc de ses débuts, Imamura montre que celles et ceux qui ont été directement irradiés ont été rejetés, exclus, abandonnés par le reste de la population. Parmi ces parias figure une jeune femme vertueuse et douce, Yasuko, avec laquelle aucun homme ne veut se marier. Naïvement, on croirait que la beauté et la blancheur de son corps la protégeraient de ces traces noires qui l’entachent au moment de l’explosion. Or rien, du vivant, n’est épargné. À l’arbitraire de la nature s’ajoute l’arbitraire de l’empoisonnement radioactif. Le départ en hors-champ de Yasuko, sous le regard bienveillant de son oncle, est inoubliable. L’arc-en-ciel qui était censé poindre en signe de miracle, ne peut apparaître en noir et blanc..Loïc Millot