Chaque année, un petit millier de vendangeurs sont recrutés pour la cueillette des raisins sur les 1 295 hectares de vignes le long de la Moselle. Dans les années 1980, des préretraités de l’Arbed y voyaient un moyen d’arrondir leur fin d’été. Sont ensuite venus des travailleurs des pays de l’Est, nouvellement membres de l’Union européenne, surtout de Pologne puis de Roumanie et de Bulgarie. Des étudiants prêtaient main forte avant la rentrée universitaire. Des amis et des voisins faisaient l’appoint. Aujourd’hui, les vignerons ont plus de mal à trouver suffisamment de monde pour les vendanges. Les habitués vieillissent, la situation économique à l’Est s’est largement améliorée et « les jeunes ne veulent plus se donner du mal », regrette Josy Gloden, viticulteur à Bech-Kleinmacher, président de la coopérative Domaines VinsMoselle et du Fonds viticole. Il emploie environ vingt saisonniers : des frontaliers français et allemands, une famille de Polonais qui vient depuis des années et quelques autres qui changent d’année en année.
Ce jeudi, dans la grande salle de l’Institut viti-vinicole (IVV) à Remich, pas loin de 500 personnes, presque que des hommes, se sont présentées pour participer aux vendanges 2024. Les candidats ont rencontré une dizaine de vignerons qui recrutent. Ce type Jobday était organisé par l’Adem, pour la deuxième fois. « Cette année, outre les 200 candidats présélectionnés par nos services, tous les intéressés pouvaient venir, car les besoins de saisonniers sont importants », détaille Julie Ransquin en charge de la communication de l’Adem.
Trouver de la main d’œuvre est une chose. Faire en sorte de l’embaucher dans les clous des textes administratifs en est une autre. L’année dernière, l’Inspection du travail et des mines (ITM) a effectué 36 contrôles dans le secteur viticole. Dix amendes ont été infligées pour un montant de 44 500 euros, selon la réponse des ministres du Travail et de l’Agriculture à une question parlementaire. Absence de permis de séjour et de travail, non-paiement d’heures supplémentaires, absence de certificat de travail, de fiches de paie ou de contrôle du médecin du travail sont les manquements constatés. Ces inspections ont été de plus en plus nombreuses au fil des années : une seule en 2020, onze en 2021, puis 26 l’année suivante. On ne peut cependant pas parler d’une cible car le secteur ne représente que 0,21 pour cent de l’activité globale de l’ITM.
Les vignerons se sentent désemparés face à des procédures administratives lourdes, complexes et qui dépassent bien souvent leurs moyens et compétences. « Nous sommes des toutes petites entreprises familiales, sans responsable des ressources humaines », plaide Guy Krier, président des Vignerons indépendants qui compte une cinquantaine de membres. Pour répondre aux freins à l’embauche de travailleurs occasionnels et simplifier les démarches administratives, un « Wäibaudësch » a été organisé la semaine dernière. Les secteurs de la viticulture, de l’horticulture et de l’agriculture ont discuté au château de Senningen avec les trois ministres chrétiens-sociaux des ressorts concernés, Martine Hansen (Agriculture), Georges Mischo (Travail) et Martine Deprez (Santé et Sécurité sociale). « En amont, les organisations professionnelles avaient rassemblé leurs doléances et revendications. Ce qui nous a permis de réfléchir à des solutions pragmatiques avec tous les ministères concernés », se félicite Martine Hansen auprès du Land. Elle parle d’« avancées significatives » et Josy Gloden, qui siégeait en tant que président du Fonds viticole, estime que les vignerons « ont été entendus ».
« Beaucoup de nos demandes relèvent du bon sens quand on connaît la réalité de terrain », argue Guy Krier. Il cite la nécessité d’établir deux bulletins de paie quand les quelques semaines de travail sont à cheval sur deux mois : « trop de paperasse inutile ». Il fustige le manque de clarté de la définition du travail occasionnel : « Les codes du travail, de la sécurité sociale et de la fiscalité n’utilisent pas les mêmes termes et les mêmes durées ». Le vigneron établi à Ellange s’insurge encore contre le fait que le travail à la vigne est considéré comme « à haut risque », ce qui oblige les travailleurs à consulter un médecin avant d’être autorisés à travailler. « Le temps d’avoir un rendez-vous à la médecine du travail, les vendanges sont déjà finies. » Des réponses ont été apportées à ces différents aspects. Ainsi, la liste des emplois « à haut risque » devrait être aménagée pour différencier les postes de travail. « Il y a peu de risques à travailler avec un sécateur, même les enfants des écoles voisines viennent couper des grappes. C’est autre chose pour la conduite des tracteurs, mais ce travail est réalisé par nos ouvriers fixes », détaille Guy Krier.
Plusieurs dérogations au Code du Travail ont été approuvées pour coller aux besoins des entreprises viticoles. Les vendanges durent généralement moins de vingt jours. Vingt jours de travail intense qui ne peuvent pas être reportés ou décalés car la maturité du raisin et les conditions météorologiques dictent le début et la durée de la cueillette. Les viticulteurs peuvent déjà calculer les heures prestées sur plusieurs mois, pour permettre des journées de dix voire douze heures, à condition que la durée hebdomadaire moyenne de travail ne dépasse pas quarante heures sur une période de référence. Mais les démarches administratives demandent une planification anticipée, impossible dans une activité aussi dépendante du climat. « Nous nous adaptons à la nature, il faut que la bureaucratie s’adapte aussi », glisse Guy Krier. Une plus grande flexibilité dans ces démarches sera admise pour prendre en compte l’impact des variations saisonnières, « sans compromettre les acquis sociaux », note le ministre du Travail. La définition du travail occasionnel – trois mois maximum – et saisonnier – dix mois maximum – sera aussi harmonisée.
Ces nouvelles mesures devront passer par la voie législative et ne seront donc pas encore d’application pour les prochaines vendanges qui auront lieu dans quelques semaines. En attendant, le ministère de l’Agriculture a promis la mise en place, vers la mi-août au plus tard, d’une personne de contact « à qui poser toutes les questions légales et administratives de manière anonyme et en toute confiance ». Une « checklist » et des « lignes directrices » recensant toutes les démarches pour l’embauche de travailleurs occasionnels et saisonniers seront éditées. Une façon de s’assurer que les exploitations viticoles et agricoles ne puissent plus dire « on ne savait pas ».
L’une des revendications des viticulteurs était aussi de pouvoir embaucher des travailleurs originaires de pays tiers, comme des Demandeurs de protection internationale (DPI). Il a été admis que les DPI pourront travailler dès cette année sans test de marché préalable, à condition d’avoir un titre de séjour ou une autorisation de travail. Pour être sûr du statut des ressortissants de pays tiers avant leur embauche, une ligne téléphonique de la direction de l’immigration sera mise à disposition des employeurs.
D’où qu’ils viennent, les travailleurs saisonniers doivent se trouver un logement pendant les trois semaines des vendanges. « Certains vignerons ont des chambres à disposition, mais se heurtent à une réglementation qui indique qu’il faut 9m2 par personne », soupire le président des vignerons indépendants, Guy Krier. Il considère que c’est une aberration, par exemple si un couple ou une famille se présente. « Beaucoup vont louer des chambres en Allemagne, des caravanes ou des camping-cars qui ne garantissent pas du tout ces mètres carrés ». Il propose l’autorisation temporaire de containers aménagés « comme ça se fait en France ou en Allemagne », interdits dans les zones vertes au Luxembourg. « Cet aspect n’a pas été tranché parce qu’il n’avait pas été soumis en amont du Wäibaudësch », nous explique Martine Hansen. Elle promet cependant une concertation avec les ministères du Logement et de l’Environnement pour faire avancer ce dossier.
Les problématiques liées à la main d’œuvre saisonnière pourraient progressivement être moins cruciales grâce à la mécanisation des vendanges. « Les machines à vendanger ont leurs limites, mais évoluent très vite et permettent de grandes économies de personnel », détaille Josy Gloden. Lui-même est (co)propriétaire d’un de ces tracteurs qui enjambent les vignes, secouent les pieds pour faire tomber, puis ramasser les baies de raisin, laissant les rafles sur le pied. Un investissement considérable, entre 100 000 et 300 000 euros, mais qui « vendange un hectare en moins de trois heures, là où l’on a besoin de vingt hommes pendant une journée ». À ce jour, les machines ne remplacent pas l’œil humain pour détecter les fruits malades ou pourris. Elles ne sont donc performantes que les années sèches et saines où les maladies épargnent la vigne. Mais les progrès se poursuivent. Des recherches sont menées, notamment à l’IVV (avec un partenaire de l’autre côté de la Moselle) sur le tri optique par les machines. Ben Schram, quatrième génération de vignerons à Bech-Kleinmacher en est à sa troisième machine, cette fois équipée de chenilles pour affronter les pentes. Il travaille avec une vendangeuse haut de gamme et très précise : « selon les vibrations que donne la machine, les raisins pourris, plus lourds, tombent avant le ramassage et ceux qui ne sont pas mûrs restent accrochés à la grappe », explique-t-il. Outre l’économie de main d’œuvre, il souligne la flexibilité quant aux heures de cueillette : « On peut vendanger exactement au moment opportun, par exemple la nuit ou très tôt le matin, avant qu’il ne fasse trop chaud et éviter ainsi un début de fermentation spontanée dans les bacs ». Enfin, il considère que l’absence de rafles permet d’éviter des tanins trop verts.
Josy Gloden comme Ben Schram rentabilisent leur machine en prestant pour d’autres vignerons, certains préférant ne pas le faire savoir. La question de la mécanisation ne se pose pas pour les crémants et les premiers crus dont le cahier des charges impose d’être vendangés à la main, en grappes entières. Et les machines ne remplaceront pas tous les bras. Mais cette évolution doit être prise en compte dans la réflexion sur l’avenir du vignoble luxembourgeois.