1. On connaît la boutade de Claude Viallat, avec, comme il se doit, la belle part de vérité, attribuant à Dezeuze des châssis sans toile, à lui-même des toiles sans châssis, le contraire donc, et à Saytour l’image du châssis sur la toile. Exactement ce que le visiteur, surpris s’il n’est pas averti, découvre dans l’exposition du MNAHA, dans les salles où sont présentées près d’une quarantaine d’œuvres de Supports/Surfaces, avant-garde des années 1960 et 1970 partagée entre Paris et le sud de la France. Ils étaient exactement dix à faire partie du noyau dur du groupe, dans un bref moment, jusqu’à son éclatement en 1972. Ils sont quatorze sur les murs au Marché-aux-poissons, des compagnons de route sont joints, ils ont été de l’une ou l’autre expositions.
Donc peu de tableaux comme le visiteur en a l’habitude, de la toile tendue sur le châssis. Les toiles flottent au mur, et quand n’y a pas de châssis alignés, empilés, du bois souple arrangé en échelle tombe du plafond, une sculpture de bois s’appuie contre le mur, une autre faite toujours de bois brut, de plâtre et de briques occupe le sol ; des filets en cordes pendent dans l’espace, au mur, à partir d’un cerceau en métal, d’autres descendent par terre, lestés par des pinceaux, comme si l’artiste les y avait définitivement accrochés, s’en était débarrassé. Un souvenir, quoi, d’un temps passé, révolu.
Vous aurez compris, il y est allé du démontage, aujourd’hui on dira de la déconstruction de la peinture. En partant de ses constituants, en en faisant un autre usage, en ajoutant d’autres matériaux, souvent tout banals, communs, comme les rubans de masquage de Buraglio, en pliant le support, en employant encore d’autres techniques, en jouant d’autres effets, d’opposition, de répétition. Et en même temps, les habitudes d’exposition étaient mises en question, on s’éloignait bien sûr des murs, ça s’appelle Sol/Mur, de 1974, chez Louis Cane, plus généralement du white cube.
Ce qui amène à un paradoxe qu’on qualifiera de fructueux et heureux. Les voici repris par les musées, dans des présentations qui pour être traditionnelles, n’en sont pas moins faites pour donner du poids et de la valeur aux œuvres, du plaisir aux amateurs d’art (pour peu qu’ils soient prêts à jouer le jeu). D’autant plus que l’exposition du MNAHA offre des espaces très aérés, un accrochage pour ne pas se remettre dans les sentiers battus, un ordre (quand même) fort judicieux. Il est ces grandes pièces qui captent le regard, il est celles, réduites, Gris-rose, de Jean-Michel Meurice, ou Brûlage, de Saytour, qui le retiennent. On en conclura que l’exposition, toujours le même paradoxe, anoblit de la sorte des œuvres, leur donne un caractère qu’elles avaient d’emblée refusé, voire rejeté.
2. Il faut toujours faire attention aux titres des expositions. Celle-ci évoque précisément Supports/Surfaces dans la collection publique du Luxembourg, troisième volet de l’art français après l’abstraction lyrique et la figuration narrative. À prendre comme une invitation à aller voir comment les trente-huit œuvres (le total du catalogue) ont été rassemblées. Moins d’une douzaine, à se fier aux indications de l’inventaire, remontent avant 2020, trois Buraglio, six Saytour, deux Viallat. Les autres sont le résultat d’achats plus récents, accompagnés de neuf dons venant de l’artiste et de la galerie Ceysson & Bénétière. Les quatre, cinq dernières années elle avait fait le tour des artistes de Supports/Surfaces qui n’avaient guère été présents à Luxembourg avant.
Est-ce une nouvelle orientation de l’institution, vers une sorte de ppp, partenariat public-privé ? Voire plus loin, avec les Bacon, prêt sur deux années d’Art Share 002 S.A., manifestement une affaire d’investissement sous couvert de démocratisation ?
3. Tout naturellement, pour Supports/Surfaces, le texte de fond du catalogue a comme auteur Bernard Ceysson, des pages très riches sur ce que l’auteur appelle un moment, un temps, très denses, touffues même pour un public qui n’est pas en terrain connu (et l’on regrettera une relecture défaillante). Il en retiendra au moins, comme des panneaux dans l’exposition même, que le groupe, à côté des arts plastiques, a eu un fort engagement, les choses se tiennent, dans la théorie et dans le politique, à ce moment-là, marxisme et maoïsme (et les dissensions furent inévitables).
« Pour Support Surface (sic) / parce que je ne jette jamais rien / j’ai retrouvé dans ma citerne / à archives anciennes / 4 boîtes pleines / de tracts etc. » Retrouvailles que note le Niçois Ben (Vautier) dans une lettre en juillet 2016. Il n’aurait pas été inutile de donner au moins une petite idée ou image de ces activités de Supports/Surfaces. Ben, l’artiste des « écritures », des hauteurs de Saint-Pancrace, a accompagné tels mouvements de la fin du siècle dernier ; il nous a quittés le 5 juin dernier, privé de la volonté de survivre à son épouse Annie.