Au cours de l’année culturelle de 1995, le Musée national d’histoire et d’art a présenté deux grands triptyques de Francis Bacon datant du début des années 1980 dans le cadre de l’exposition From London. Les œuvres étaient prêtées par la Scottish National Gallery of Modern Art. Cette semaine, une autre œuvre majeure du peintre britannique a été accrochée aux cimaises du musée. Le triptyque Three Studies for a Portrait of George Dyer (1963) complète l’accrochage permanent « Collections/Revelations » dédié aux portraits. Cette œuvre est prêtée au MNAHA pour deux ans par la société Art Share 002, une société de titrisation luxembourgeoise montée par Artex Global Markets.
Artex Global Markets a été créée il y a quatre ans par « deux férus d’art et de finance, le Prince Wenceslas de Liechtenstein et son partenaire avec lequel il a travaillé pendant de nombreuses années à Londres, Yassir Benjelloun-Touimi », rembobine Alain Mestat, responsable marketing et communication du groupe. Il décrit Artex comme une plateforme d’échange d’actions représentatives de fractions d’œuvres d’art, « autrement dit, une place boursière en Multilateral Trading Facility ». La plateforme agit en intermédiaire entre un propriétaire qui vend une œuvre d’art et des actionnaires qui vont en acquérir des parts sous forme d’actions. Plus de deux ans ont été nécessaires pour obtenir une licence régulée par la Liechtenstein Financial Market Authority. Cette obtention a été facilitée par le fait que les ordres d’achats sont émis par des banques qui réalise le travail de clearing. 17 banques sont actuellement reliées à Artex (UBS, Société générale, Caceis, par exemple). Des négociations seraient en cours avec des banques luxembourgeoises que notre interlocuteur refuse de nommer.
Personnalité bien connue du monde de l’art et du family office local et aguerri à la communication (il a été en charge de la communication à la Banque Privée Edmond de Rothschild et président du Comité de promotion de la place financière au sein de l’ABBL, il y a vingt ans), Alain Mestat déroule un narratif bien huilé autour de la démocratisation de l’art. « Les œuvres d’art importantes sont malheureusement réservées à une élite mondiale qui peut se permettre d’acheter des tableaux à plusieurs dizaines de millions d’euros. Ces tableaux sont conservés dans des bureaux privés, voire dans des coffres, privés du regards. » En mettant sur le marché des œuvres préalablement détenues par des collectionneurs privés, Artex entend « rendre accessible au public un large spectre d’œuvres. Par l’intermédiaire de prêts à des musées, ces œuvres deviennent visibles pour le plus grand nombre. » La plateforme ne vise que « des œuvres iconiques et patrimoniales » qui valent plus de trente millions d’euros et qui sont déjà passées par un processus d’authentification, de vente, de catalogage qui « garantit la qualité de l’œuvre ». Une trentaines d’artistes « allant de la Renaissance à l’art contemporain » ont été listés. Sans qu’Alain Mestat ne dévoile de noms, il ratisse large évoquant aussi bien Leonard de Vinci que Monet et Manet ou Basquiat. En revanche, il réfute les plus gros vendeurs de l’art actuel comme Jeff Koons ou Damien Hirst « pour éviter de trop grandes volatilités ».
Le triptyque de Francis Bacon est la première œuvre entrée dans le giron d’Artex. Il avait été acheté chez Christie’s pour 52 millions de dollars en 2017 par un collectionneur privé. Valorisé à 55 millions de dollars, la commercialisation a commencé il y a un an avec 412 500 actions d’une valeur nominale de cent dollars correspondant à 75 pour cent des titres. Au fur et à mesure que les œuvres d’art sont mises sur le marché, elles seront détenues chacune par une société de titrisation luxembourgeoise. En l’espèce, Art Share 002 S.A. pour le triptyque de Bacon. « Art Share 001 est réservée pour une œuvre très particulière et 003 va être lancée prochainement », ajoute Alain Mestat. Il annonce que d’ici la fin d’année, six œuvres emblématiques provenant de collections privées vont être proposées, au rythme de une par mois. « Je ne peux pas vous dire quel est le deuxième tableau, même si je le sais. Je l’ai présenté à Zurich à un parterre d’investisseurs ou de banques qui font partie de notre environnement, il y a quinze jours. La notification n’est pas encore sortie, ce serait un délit d’initié de vous en dire plus. »
Au Luxembourg, comme ailleurs, les investisseurs cherchent depuis longtemps divers moyens d’entrer sur le marché de l’art. Une autre plateforme de trading d’œuvres d’art avait été envisagée en 2010 au Luxembourg par un groupe d’investisseurs liés au cabinet d’audit Deloitte. Le projet, baptisé Splitart, n’a finalement pas vu le jour car aucun accord n’avait été trouvé avec la Commission de surveillance du secteur financier. « À l’époque, le projet était de s’adresser directement aux investisseurs, en B2C. Artex travaillant par l’intermédiaire de banques, en B2B2C, se trouve bien plus sûr et offre une certaine validation et une certaine tranquillité d’esprit au régulateur. », explique Alain Mestat. Il avait lui-même créé il y a dix ans, PassionProtect, une société de titrisation d’œuvres d’art à travers des obligations, sorte d’hypothèque sur l’art. Il s’est heurté à la notion de dépossession « et à l’incompréhension de pas mal de banquiers ». Après des années de déceptions et d’échecs, les affairistes luxembourgeois de l’art trouvent ici un nouvel outil. D’autres initiatives similaires « mais utilisant d’autres leviers financiers » voient le jour aux États-Unis (Masterworks), en France (Matis) ou en Allemagne (Arttrade).
Le choix des œuvres, leur aspect « emblématique et incontestable » ne garantit pas les performances de ces placements, mais « constitue une excellente réserve de valeur, un airbag dans un portefeuille ». Le responsable marketing avance des rendements « dans des fourchettes entre de cinq, six, sept pour cent : It’s a stay rich solution, not a get rich solution. » Il martèle surtout des arguments de cœur : « Avec un ticket d’entrée à cent dollars, n’importe quel investisseur lambda peut détenir une portion d’une œuvre d’art. C’est quand même plus sexy qu’acheter de l’or ou des actions Vinci. »
Pour renforcer sa valeur et sa place historique, il faut que l’œuvre d’art soit vue, analysée, conservée. « L’accessibilité donne une plus-value potentielle au fait d’être propriétaire d’une part d’une œuvre », souligne Mestat. C’est là qu’intervient le partenariat entre Artex et le MNAHA. « Un premier contact, très informel, s’est fait à la Tefaf 2023 à Maastricht. À ce moment-là, Artex était encore en voie de constitution et il n’y n’avait pas encore d’œuvres concrètes sur lesquelles on aurait pu parler. Les discussions autour du prêt du Bacon ont commencé début mai 2024 », raconte Michel Polfer, directeur du MNAHA.
Il se montre très enthousiaste : « Le prêt d’un Francis Bacon coté en bourse inaugure un nouveau type de partenariat privé-public dans le monde des arts. Il permet de présenter une œuvre qui autrement ne serait pas accessible au grand public ». Le directeur souligne que le musée ne débourse rien pour cette opération, toute la logistique, le transport, l’accrochage et l’assurance sont pris en charge par Artex. Le montant de la prime d’assurance serait de près 100 000 euros annuels.
Avant d’ouvrir ses cimaises, le musée s’est quand même interrogé sur la qualité de l’œuvre proposée. Ruud Priem, conservateur des collections beaux-arts au MNAHA s’est montré prudent. « Les investisseurs ont besoin que les tableaux soient exposés, mais nous n’aurions pas accepté n’importe quelle œuvre de n’importe quel artiste. Il était essentiel qu’elle trouve sa place dans le contexte de nos collections. » Constatant un déséquilibre entre les genres et les sujets représentés dans les œuvres, le MNAHA accorde plus d’importance aux portraits dans sa collection depuis quelques années. « Le triptyque de Bacon arrive à point nommé dans cette démarche. Ce n’est pas tous les jours qu’on nous propose une œuvre de ce niveau », dit Priem.
Dans le contrat qui lie Artex et le musée, ce dernier se doit de « donner une belle place aux toiles et d’être proactif pour faire vivre l’œuvre », paraphrase le conservateur. Aussi un important programme didactique va être mis en place dès la rentrée « comme on le fait pour chaque exposition ». On apprendra notamment le contexte de création de ce série, très audacieuse pour l’époque. « Cette œuvre est passionnante à différents niveaux, que ce soit au regard de l’Histoire de l’art – comment Bacon déformait ses sujets pour transmettre l’essence de leur psychologie – et à l’Histoire sociale, puisqu’il s’agit du portrait de son amant, réalisé à une époque où l’homosexualité était une crime », retrace Ruud Priem. Il nous raconte que George Dyer était une petite frappe, rencontrée dans un bar de Soho. Cette histoire d’amour passionnée et souvent turbulente allait profondément influencer l’œuvre de Bacon. Dyer est devenu à la fois une muse et une figure tragique. Leur relation, marquée par l’amour, la dépendance et le conflit, se termine tragiquement par le suicide de Dyer en 1971. « Three Studies for a Portrait of George Dyer constitue non seulement un témoignage de leur relation, mais aussi un commentaire puissant sur l’amour, la perte et l’identité dans le contexte de l’expérience queer », ajoute le conservateur.
Les trois toiles sont donc installées pour deux ans sur les murs du MNAHA, à moins qu’une demande à l’international pour une exposition temporaire ne viennent interrompre cette durée, auquel cas, le prêt au musée luxembourgeois serait prolongé d’autant. « Une exposition d’envergure renforcerait l’importance de l’œuvre et le prestige du musée », se gausse Ruud Priem. Après ces deux années, le Bacon ira orner d’autres cimaises. « L’idée est de présenter nos œuvres un peu partout et de les faire tourner dans les musées européens, voire dans le monde », confirme Alain Mestat qui ne ferme pas la porte au Moyen-Orient ou à l’Asie.
On constatera, avec une certaine amertume peut-être, que les musées et institutions publics peuvent de moins en moins se passer de ce type de partenaires privés et que les œuvres d’art se trouvent réduites à un objet d’investissement « comme un autre ». Avec une logique forcément commerciale, Artex ne souhaite rien d’autre que d’élargir son panel d’œuvre et d’accélérer sa présence en positionnant ses œuvres dans différents musées du monde, voire en créant son propre musée.
Le même taux pour tous
Cette semaine, Lafa (Luxembourg Association for Art Galleries and Practitioners, anciennement, Luxembourg Art Law and Art & Finance) qui rassemble les professionnels privés du marché de l’art (galeries d’art, marchands, maisons de vente aux enchères, cabinets d’avocats spécialisés, sociétés de conseil en art…) se réjouissait de l’adoption d’un projet de loi visant à appliquer un taux réduit de huit pour cent sur les transactions portant sur les œuvres d’art, de collection ou d’antiquité. L’association considère qu’il s’agit d’une « avancée significative pour le marché de l’art local ». Ce changement de régime est devenu nécessaire en raison de la directive européenne sur les taux de TVA, qui prévoit la suppression du régime de la marge bénéficiaire à partir du 1er janvier 2025. « L’application stricte de cette directive sans adaptation nationale aurait pu avoir des conséquence négatives dur le marché de l’art », détaille le galeriste Alex Reding, vice-président de Lafa, auprès du Land. Sans mécanisme correcteur de taux réduit, le prix des œuvres d’art aurait sensiblement augmenté, surtout en regard de ce qui est pratiqué chez nos voisins : La France a depuis longtemps adopté un taux réduit de 5,5 pour cent et l’Allemagne a décidé d’un taux de sept pour cent il y a quelques semaines.
Le galeriste ajoute que ce changement pourra apaiser les relations parfois tendues entre artistes et galeristes. Jusqu’ici, les artistes vendant directement leurs œuvres bénéficiaient déjà du taux réduit de huit pour cent. Entrant dans une galerie, taxées à 17 pour cent, les œuvres devenaient mécaniquement plus chères. « À chaque exposition, il fallait expliquer que cette augmentation de prix n’allait pas dans les caisses de la galerie mais dans celles de l’État. Nous faisions face à une réelle résistance », explique Alex Reding. Il considère que ce décalage nuisait à la professionnalisation de certains artistes qui s’éloignaient des circuits commerciaux des galeries et des foires.
« Je ne pense pas que la relation artiste-galerie changera car la galerie continuera à prendre la moitié du prix de vente des œuvres », estime l’artiste Julie Wagener, co-présidente de l’AAPL (Association des artistes plasticiens du Luxembourg). Elle considère qu’avec cette démarche, le gouvernement tente d’attirer des grandes galeries ou des maisons de ventes aux enchères étrangères « ou leurs boîtes aux lettres ». Justine Blau, également co-présidente, lui emboîte le pas en rappelant que d’autres activités menées par les artistes (gestion de projet, workshops, formations…) sont toujours considérées comme prestations de service et soumises à une TVA à 17 pour cent. « On aurait pu réduire ce taux également », plaide-t-elle.
Lafa et VAT Solutions se flattent d’avoir été entendus par les ministères de la Culture et celui des Finances. « Nos arguments étaient faciles à comprendre, il n’y a pas eu de bras de fer », tempère Alex Reding. D’ailleurs, ce changement de régime aura peu ou pas de conséquences sur le budget de l’État. « Le régime fiscal retenu au projet de loi est proche du régime actuel, il n’y aura pas de moins-values substantielles », analyse le ministère des Finances dans sa réponse au Land.