Ils sont deux millions dans le monde ! Deux millions d’Amis de musées qui soutiennent, généralement sur une base volontaire et non rémunérée, un ou des musées de leur ville ou leur région. 70 délégués de la World Federation of Friends of Museums (WFFM) qui les rassemble avaient rendez-vous à Luxembourg la semaine dernière pour leur assemblée générale annuelle. C’est l’occasion de comprendre ce qui anime ces muséophiles et des défis auxquels les associations font face.
Suivant le modèle des « sociétés savantes » qui, dès le 17e siècle, réunissaient de petits groupes d’amateurs d’art, de botanique ou des sciences, les associations philanthropiques baptisées « sociétés d’amis de musée » en français apparaissent un peu partout en Europe au tournant des 19e et 20e siècles. Leur objet principal est d’aider un musée, en enrichissant ses collections et en soutenant ses activités. Le moteur de ces initiatives se lit comme un attachement au musée comme institution culturelle mais aussi – et peut-être surtout – comme vitrine d’un pouvoir politique et expression d’une puissance économique. Ces sociétés voient le jour dans un contexte de crise financière des musées qui ont (déjà !) du mal à rivaliser avec les riches collectionneurs privés. Les élites locales se mobilisent alors pour compléter les ressources publiques afin d’acheter des œuvre à offrir au musée. On peut ainsi lire dans les archives de la Société des Amis du Louvres (citées par Julie Verlaine dans un article de la revue Histo-Art) un appel de 1897 à « tous les hommes de goût qui ont l’amour de notre grand Musée de lui apporter l’appui pécuniaire et moral nécessaire à son développement, dans un but éminemment national ».
Les campagnes adhésion de ces associations d’amis de musée associent explicitement patrimoine et patriotisme, faisant du versement de la cotisation un geste civique contribuant à un effort collectif. Les élites aisées et cultivées voient une confirmation de leur statut privilégié dans l’image de mécènes et de philanthrope. Des événements exclusifs renforcent cette position : cérémonie officielle de don des œuvres aux autorités de tutelle du musée, visites privées et autres conférences à guichets fermés. Ces sociétés « sont autant des instances de soutien au musée que des structures de valorisation sociale pour leurs membres, dont la contribution financière est gage de gains symboliques », note Julie Verlaine, maîtresse de conférences en histoire contemporaine.
Progressivement, avec le nombre croissant de musées, les associations d’amis se multiplient et s’ouvrent à des publics plus larges. Elles renforcent l’idée de musée comme une institution incontournable, source d’attractivité et de prestige pour une ville ou une région. Le mot qui revient dans la plupart des statuts de ces groupes est celui de « soutien » aux musées : consolider leurs collections, les faire connaître largement, promouvoir leurs actions, sensibiliser l’opinion publique et les autorités à leurs problèmes. Dans plusieurs cas, l’association précède même l’ouverture du musée et œuvre à sa création. Ce fut le cas au Luxembourg où la « Société des Amis des Musées », fondée en 1926, se positionne comme groupe de pression pour que soient réunies toutes les collections publiques sous un seul toit. À l’époque, et depuis plus de cinquante ans, les discussions allaient bon train pour construire un musée qu’il soit municipal ou national, mais l’exécution en restait au point mort. On trouve les noms Dutreux-Pescatore, Mayrisch, ou Noppeney parmi les premiers bienfaiteurs. Très active, la Société est dissoute en 1941 par l’occupant nazi. En 1946, l’institut culturel est finalement créé au Marché-aux-poissons, sous l’appellation Musée de l’État.
En 1977, l’association Les Amis du Musée d’histoire et d’art a été relancée par une série d’amateurs d’art, dont certains travaillaient au Staatsmusée comme Jean Luc Koltz, Jean-Luc Mousset, Joseph-Émile Muller. Figurent aussi dans la liste des membres fondateurs Robert Goldschmit, peintre, Léa Gredt, galeriste, Joseph Wampach, administrateur du Théâtre municipal d’Esch-sur-Alzette ou Elisabeth Vermast, critique, ainsi que des professeurs en retraite ou un médecin, Roger Welter, chirurgien. Cette association voit le jour dans un contexte de démocratisation culturelle et de participation de la société civile à la culture : Les Amis du Château de Vianden (1978) ou les Frënn vum Naturmusée (1982) suivent peu de temps après, tout comme la création d’un ministère des Affaires culturelles à part entière (1984). Les Amis du musée jouent à l’époque un rôle d’intermédiaire pour les particuliers et les entreprises qui voulaient faire un don au musée dans des conditions fiscales avantageuses. Dès la création, ils organisaient des visites guidées, des conférences et des voyages. En 1996, l’association diversifie ses actions pour répondre à l’arrivée de nouvelles infrastructures. Elle se met au service des grands musées de la capitale en changeant de nom et devient « Les Amis des Musées-Luxembourg ». Aujourd’hui, forte de quelque 2 000 membres elle soutient six musées et centres d’art situés dans la capitale (MNAHA, Casino Luxembourg, Mudam, Villa Vauban, City Museum et Dräi Eechelen). Après Pierre Wurth, André Elvinger et Marie-Françoise Glaesener, Florence Reckinger en assure la présidence depuis 2015. L’avocate, passée par Elvinger-Hoss-Prussen et la Banque de Luxembourg, siège dans de nombreux conseils d’administrations dans le domaine de la culture (Lët’z Arles, Edward Steichen Award, Mudam) et à la Croix Rouge. À ses côtés, on trouve des professionnels de la culture, comme Delphine Munro, responsable des questions artistiques à la BEI, le curateur et ancien professeur Paul Di Felice, Nadine Erpelding en charge de l’action et de la médiation culturelles au ministère de la Culture. Le conseil d’administration des Amis des Musées Luxembourg compte aussi des personnalités du monde des affaires comme Fatah Boudjelida (Atoz), Norbert Becker (Paypal, Atoz...), Claude Kremer (Arendt & Medernach) ou de l’entreprise, Christoff Delli Zotti (génie civil)...
L’appui ou le parrainage envers plusieurs musées est une rareté dans l’univers des association d’Amis comme on a pu le constater lors la rencontre internationale de la World Federation of Friends of Museums : seuls les musées de Vérone sont aussi représentés par une association unique. Le premier Congrès international de sociétés des Amis des musées rassemblait 150 membres en 1972. Progressivement, des fédérations régionales et nationales ont vu le jour et la WFFM s’est structurée par continent. « La WFFM a acquis un rôle d’acteur clé dans le monde culturel et est devenue un représentant des visiteurs de musées dans le monde entier, tout en renforçant les liens avec les professionnels des musées », énonce fièrement Carolyn Forster au Land. Cette Australienne a été la présidente de la fédération au niveau mondial pendant six ans. Le week-end dernier, elle a passé la main à Italo Scaietta qui était à la tête de la Fédération italienne des Amis des Musées depuis 2015.
Soutiens des musées, les amis n’en sont pas pour autant de simples consommateurs. L’aspect des donations est largement valorisé car il touche au cœur même du musée, à ses collections. Grâce à des collectes de fonds et à des campagnes promotionnelles, les Amis permettent de restaurer et d’acquérir des œuvres importantes. Porte-parole du grand public à l’intérieur même des établissements, les associations y exerce forcément une influence pour y faire entendre la voix du profane, du non-spécialiste. Certaines associations travaillent étroitement avec l’équipe scientifique du musée, notamment au sujet des actions envers les publics. Parfois, elles infléchissent la politique du musée sur des aspects importants comme des travaux ou des acquisitions. Il arrive que des associations d’Amis s’opposent à une municipalité qui n’en fait pas assez pour un musée local. « Nous on reste alors que les élus changent », résume Ekkehard Nümann, président des Freunde des Kunsthalle Hamburg, fier de ses 20 000 membres. Cet ancien notaire estime que sa carrière est derrière lui et qu’il est libre de déplaire. Mais il est rare que les Amis s’immiscent réellement dans la politique ou la stratégie de « leur » musée. « Les donations sont réalisées en concertation avec les conservateurs ou directeurs en fonction de leurs demandes et de ce qui est sur le marché », détaille Florence Reckinger. À Luxembourg, les Amis ont acheté ou contribué à l’achat de 482 œuvres et objets depuis 1977. Elle évoque le cas particulier du Casino Luxembourg qui ne possède pas de collection : « Nous avons contribué au premier site web ou à l’Info-Lab, mais aussi à l’œuvre Beautiful steps # 10 de Lang/Baumann et au projet mobile de David Bernstein qui aide à la médiation. »
L’hétérogénéité de ces associations – par leur taille, leur statut, leur capacité de financement, leur fonctionnement, leur histoire – reflètent la diversité des musées. Ainsi, le petit millier d’Amis du Centre Pompidou ajoute trois millions d’euros annuels au budget d’acquisition du musée, qui dépasse à peine les deux millions. « C’est une véritable machine de guerre, avec un comité de sélection des achats et des salariés à plein temps », commente la présidente des Amis des Musées Luxembourg. Cependant les actions des associations d’Amis sont sensiblement les mêmes, un peu partout dans le monde : gratuité dans le musée, invitations aux vernissages parfois en avant-première, visites privées d’expositions et d’ateliers, conférences, voyages, sont activités les classiques. Certains proposent des publications, d’autres organisent des dîners ou des remises de prix, offrent des tirages photographiques ou des sérigraphies, prennent en charge la boutique du musée ou la création d’objets. « Les donateurs en veulent pour leur argent. Il faut se différencier et faire marcher le marketing », note Carolyn Forster. Au musée national de Canberra où elle a été longtemps active, « le networking et la soft diplomacy nous ont beaucoup aidés à élargir le nombre de membres et donc notre poids. Nous faisons la promotion du musée, nous contribuons à l’enrichissement de ses collections et nous faisons en sorte que cela se sache. »
Car la contrepartie est l’une des motivations des adhérents de ces cercles. Les mots « exclusif » ou « privilégié », reviennent de manière récurrente quand il s’agit de glaner des membres. La Présidente des Amis des musées Luxembourg, tente un portrait-robot. « Deux types de personnes qui nous rejoignent. Des gens qui viennent d’un milieu artistique – étudiants, managers culturels, professionnels de musées, critiques d’art – qui s’investissent, en parallèle à ou après une vie professionnelle, pour rester proche de leur passion. D’autres sont éloignés du domaine mais s’intéressent à l’art de manière privée. Ils sont parfois collectionneurs. Mais surtout, ils veulent aider et soutenir les musées avec leurs qualités de dynamisme, générosité et efficacité. » On note dans les parcours des participants à la réunion internationale beaucoup d’engagement, et pas seulement envers les musées, dans une tradition plutôt anglo-saxonne de philanthropie. Carolyn Forster, par exemple est également investie dans la recherche médicale. « À Luxembourg, on rassemble plutôt des visiteurs fidélisés. Certes, certains ont des moyens importants et sont des bienfaiteurs généreux, mais ce sont surtout des gens passionnés qui ne passent pas leur temps entre le coiffeur et les petits fours », rectifie Florence Reckinger.
L’investissement associatif demande du temps. Et ce sont généralement les retraités qui ont du temps libre. L’enjeu du renouvellement de génération est pointé par tous. Depuis une vingtaine d’années, la Fédération mondiale a encouragé la création de branches de « Young Friends of Museums ». Dès 2017, Mélanie de Jamblinne, qui étudiait de management culturel, a été introduite dans l’association luxembourgeoise, dont sa maman Catherine est vice-présidente. « Nous avons progressivement développé des activités spécifiques pour les jeunes étudiants et professionnels », détaille-t-elle. Ils sont actuellement 77 membres entre 18 et 35 ans, « mais, dans les faits, nous avons plutôt entre 25 et 35 ans ». Une communication ciblée, des horaires adaptés « en afterwork » et des visites courtes (appelée Arty hour) leur sont proposés. « On va aussi plus volontiers vers les galeries d’art et on valorise les rencontres avec les artistes de notre génération », raconte celle qui travaille pour la Luxembourg Art Week. Elle œuvre aussi à internationaliser l’association en allant vers les jeunes recrues des grandes entreprises, Big Four, Amazon ou Ferrero, par exemple. « On va développer plus d’événements en anglais, il y une demande ». Parce que la succession ne se travaille jamais trop tôt, une autre branche a vu le jour pour toucher les lycéens : les Jeunes Ados des Musées (ou JAM’s). À quinze ans, Casimir Munro est de ceux-là. « Nous ne sommes que huit pour l’instant. C’est une graine qui doit prendre », assure l’étudiant à l’International School. La visite de la Luxembourg Art Week avec des explications sur le marché de l’art lui reste en mémoire comme moment « intéressant où on apprend autre chose qu’à l’école ». Il a déjà intégré les principes du networking : « Je trouve ça sympa de rencontrer d’autres jeunes à travers un intérêt commun pour l’art, l’histoire et la culture ». Les autres jeunes membres fréquentent le même lycée ou vont à Vauban, ce sont avant tout des proches ou des enfants des adultes membres de l’association. Bourdieu n’aurait pas renier ce bel exemple de reproduction sociale !