Le Centre Pompidou de Paris expose Brancusi avec deux expositions en une, plus de 120 sculptures, une pléthore de documents, pour saisir la magie d’une création

Des sculptures et des socles

d'Lëtzebuerger Land vom 24.05.2024

Le paradoxe d’une exposition comme celle du sculpteur Constantin Brancusi, avec notamment son atelier transposé depuis le parvis vers l’étage supérieur du Centre Pompidou, d’une part elle vaut largement le détour, voire le voyage, pour reprendre telles recommandations, d’autre part, sa durée, de trois mois seulement, c’est peu pour pareil engagement, ne permet guère au Non-Parisien d’y aller le nombre de fois qu’il faudrait. En l’occurrence, pas moins de trois visites s’imposent, elles jalonneront ce qui suivra, un premier survol, peut-être axé plus sur le contexte de l’œuvre, puis ce que Brancusi a apporté à la sculpture, plus généralement à l’art moderne, cette liberté évoquée par Fernand Léger après le procès contre les États-Unis, et enfin, autre changement radical, dans le rapport de la sculpture avec son support, rupture avec le modèle traditionnel.

Le moment présent du Centre ainsi que son avenir des années prochaines, fermeture pour travaux, ont fait que l’atelier de Brancusi, impasse Ronsin, jusqu’à sa mort en 1957, légué à l’État français, et reconstitué dans un pavillon sur le parvis de Beaubourg, a été déplacé le temps de l’exposition dans la grande galerie. Avec le bénéfice pour cette intrusion, terme choisi à dessein, bien que contraire au choix même de l’artiste, du visiteur dans une intimité, dans un lieu de création. D’où l’on retiendra d’abord le savoir-faire ramené de Roumanie, dans toutes sortes de pièces taillées, ciselées, quelle maîtrise du bois, après viendra pour Brancusi le passage dans l’atelier de Rodin. Et l’exposition, pour la suite, a pu puiser dans des archives abondantes, dessins, photos, autres documents, jusqu’à des pochettes de disques, qui viennent donner un vif et riche éclairage à une vie, et chose plus importante, à une vie, au cheminement et au destin d’un œuvre.

C’est le bain, dira-t-on, l’environnement, l’ambiance où le visiteur voit et revoit dès lors les sculptures de Brancusi, dans un aménagement thématique, avec tels moments saisissants ; il faudrait en mentionner plusieurs, l’incipit avec les plâtres monumentaux du Coq, comme pour rappeler Man Ray sidéré par la blancheur et la clarté lors de sa visite dans l’atelier, et tout de suite après, le face à face avec Derain par exemple, deux cubes pour un Baiser, symbole plus épuré chez le Roumain, mis sur une tombe du cimetière du Montparnasse, cette fois sous la forme de colonne. Mais il y aura surtout, avec les larges ouvertures sur le nord parisien, le Sacré-Cœur en haut, plusieurs versions de l’Oiseau dans l’espace, ces volatiles élancés entrés dans l’histoire de l’art, là prêts à exercer leur envol qui importait au sculpteur, à se jeter dans le ciel, pour peu qu’on ouvre les vitres.

Non moins pour d’autres animaux, et de même dans les portraits de femmes, ce n’est donc plus de ressemblance qu’il s’agit, mais d’épure, voire d’abstraction, ou plutôt d’essence, ou tout simplement de sens que donne la forme. Aller à l’essentiel, et au bout il est notre ravissement. Ensemble avec l’interrogation, la réflexion, suscitées par le geste de l’artiste.

Prenons les têtes de Brancusi, muse endormie ou enfant, peu importe, quoi de plus simple, en même temps de plus archaïque, séculaire (en pensant par exemple à l’art cycladique), et de plus moderne. Elles reposent, comme prises dans un sommeil, pas de support. Et nous voici à cette autre innovation de Brancusi, sans doute qu’on peut la ramener en partie à Rodin, où le socle y est toujours pour son Balzac, réduit, scellé à l’ensemble de ses Bourgeois de Calais. En tout cas, le piédestal des monuments, c’est fini, pour le moins, au sens propre.

Maïastra, en marbre blanc, figuration de l’oiseau des légendes folkloriques, version qui date de 1910-1912, il est là corps bombé, cou allongé, sur un support multiple, fait de trois parties en calcaire dont celle du milieu est une double cariatide : le socle fait ensemble 177,8 cm, le marbre lui-même 55,9 cm. Trois fois moins, mais la sculpture est une. Et ce n’est pas une exception. Tel Coq, bronze poli, fait lui quand même 100 cm, mais les quatre éléments du socle, dont trois en chêne, arrivent à 150 cm. Et le visiteur n’en aura pas fini avec ce nouveau statut de la sculpture, émerveillé devant la tribune et l’ensemble des portraits féminins.

Un mot pour conclure, au-delà de l’exposition. Peut-être que l’un ou l’autre lecteurs se souviendront de Deep Deep Down, au Mudam, qui a fini en février dernier. Et de l’œuvre de l’artiste belge Didier Vermeiren. De ses deux socles identiques superposés, l’un sous forme renversée à 90 degrés. L’œuvre s’intitule Monument à Victor Hugo, reprenant justement le support d’une sculpture de Rodin. Elle est à n’en pas douter plus encore un hommage à Brancusi.

Lucien Kayser
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