Lundi matin, au lendemain du premier tour des élections législatives françaises, l’indice de la Bourse de Paris a bondi de trois pour cent. L’interprétation des analystes financiers ? Les marchés ont été rassurés de voir que le parti d’extrême droite, le Rassemblement national, n’aura vraisemblablement pas la majorité pour gouverner à l’issue du second tour, ce dimanche 7 juillet. L’euphorie s’est vite calmée. À la fin de la journée, le CAC40 n’avait progressé que d’un point de pour cent. « Il n’y a pas de bons scénarios, mais des gradations de mauvais scénarios », a fait valoir un expert de J.P. Morgan, Vincent Juvyns, cité par Reuters.
Il existe une abondante littérature académique tendant à montrer que les marchés financiers possèdent un pouvoir d’anticipation des tendances économiques en les « incorporant » dans les cours des valeurs mobilières. Pour simplifier, lorsque le cours des actions monte, c’est que les décideurs et les investisseurs prévoient une amélioration de la conjoncture à venir. En retour, une telle évolution est elle-même favorable à la progression des cours. Une telle situation implique que les grandes évolutions économiques, technologiques - comme l’intelligence artificielle - ou démographiques soient prévues avec une certaine précision, ce qui peut effectivement être le cas grâce à des indicateurs appropriés.
Mais il reste un trou dans la raquette : les investisseurs semblent quelque peu démunis pour anticiper correctement les risques géopolitiques. Malgré les signes annonciateurs, ils ont tendance à ne réagir que lorsqu’ils se matérialisent, ce qui fait, entre autres, chuter les cours. Les exemples abondent. Ainsi, en dépit des sondages, les marchés n’ont pas vu venir le vote en faveur du Brexit au référendum de juin 2016, et ont décroché le lendemain. Fin février 2022, l’Eurostoxx50 a perdu 16,5 pour cent pendant les quelques jours qui ont suivi l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Pourtant, depuis plusieurs semaines, elle était donnée comme certaine par plusieurs « sources autorisées » sans que cela se traduise dans les indices boursiers.
Dernier exemple en date : l’annonce surprise, en France, au soir de la journée du 9 juin consacrée aux élections européennes, de la tenue d’un scrutin législatif avancé de trois ans. La semaine suivante l’indice CAC40 chutait de près de sept pour cent, et l’écart de rendement entre les obligations d’État françaises et allemandes (spread) passait à 80 points de base, au plus haut depuis 2012 (il était de cinquante points de base avant la dissolution), tandis que l’euro s’affichait en baisse.
L’effet de surprise, y compris dans le camp présidentiel, et la crainte de voir répliquer aux législatives le même résultat qu’aux européennes expliquent la « réaction épidermique » des marchés financiers. En réalité, la conjoncture politique instable du pays depuis 2022 et la dégradation de sa situation économique auraient dû justifier depuis plusieurs mois une correction boursière et un creusement du spread OAT-Bund. Le 31 mai, l’agence de notation S&P a, pour la première fois depuis 2013, abaissé la note de la dette souveraine de la France, la ramenant de AA à AA- (le même score que la République tchèque ou l’Estonie). Le 19 juin, la France et six autres États membres de l’UE ont reçu une mise en garde de la Commission européenne en raison d’un déficit public trop élevé (5,3 pour cent du PIB avec une dette totale record de plus de 110 pour cent du PIB).
Mais ces annonces n’ont guère effarouché les marchés, contrairement à la simple annonce de la tenue d’élections anticipées. Le risque politique peut prendre des formes et des intensités variées, ce qui rend sa mesure complexe. Selon l’assureur-crédit Coface, trois grandes tendances étaient à surveiller en 2024. Des changements politiques importants, avec leur lot d’incertitudes étaient, et sont attendus dans certains pays, dans une atmosphère d’hostilité à l’égard des pouvoirs en place et de montée des populismes, comme aux Pays-Bas et en Argentine en 2023. Un risque confirmé dans l’UE par les résultats des élections du 9 juin 2024.
Un peu partout dans le monde, des troubles sociaux liés à l’inflation, au ralentissement économique et à la hausse des taux sont possibles, d’autant qu’ils se nourrissent, surtout depuis la crise sanitaire, d’une érosion de la confiance envers les responsables politiques. Enfin dans un contexte toujours marqué par des conflits internationaux susceptibles de dégénérer (Russie, Moyen-Orient, Taïwan) « la recomposition du monde s’accélère, animée par la profonde remise en cause des modèles occidentaux et de l’ordre mondial ».
Sauf dans les pays à régime autoritaire, imprévisibles par nature, la prévision du risque politique peut s’appuyer sur l’organisation d’élections. Selon Coface, « 2024 est indéniablement une année d’ébullition électorale ». En janvier on estimait à plus de 70 le nombre de pays qui allaient connaître une élection importante (Parlement ou présidence) dans l’année : une vague sans précédent, touchant la moitié de la population mondiale (dont sept pays les plus peuplés au monde, dix pays européens et 17 africains) et les deux tiers du PIB mondial. « Les élections donneront l’occasion aux vents populistes de balayer les cinq continents, renforçant une tendance déjà bien ancrée depuis plus de dix ans : la montée des troubles sociaux et de l’instabilité géopolitique ». Un texte écrit avant que le Premier ministre britannique Rishi Sunak n’avance la date des législatives, qu’Emmanuel Macron ne dissolve l’Assemblée nationale française et qu’en Espagne, des élections régionales anticipées, aux résultats potentiellement lourds de conséquences pour l’unité politique du pays et pour son économie, soient annoncées en Galice, au Pays basque et en Catalogne.
Les élections sont favorables à l’expression démocratique, mais Coface estime aussi qu’indépendamment du vote lui-même « les périodes électorales sont susceptibles de favoriser d’importantes mobilisations populaires dans plusieurs parties du monde » et de perturber la vie économique et sociale. Dans ces conditions, il n’était guère étonnant que l’indicateur de risque politique mondial calculé par l’assureur atteigne au printemps 2024 un niveau historique. Pourtant les indices des marchés financiers restent insensibles à ces menaces avérées. Malgré un « coup de torchon » mi-avril, le S&P500 n’a cessé de progresser depuis fin octobre 2023, gagnant près de 34 pour cent. Avec un parcours plus chaotique, l’Eurostoxx50 a pris près de 22 pour cent sur la même période.
Comment expliquer cette déconnexion entre le risque politique et la tenue des marchés ? La première raison est que les indices sont poussés vers le haut par de puissants facteurs économiques et technologiques, qui surpassent le risque politique. Autre facteur favorable, le fait qu’actuellement le risque politique est plutôt circonscrit à un pays donné ou une zone géographique limitée. En Europe la « jurisprudence Meloni », qui pourrait s’appliquer à la France, montre par ailleurs que le cadre réglementaire de l’UE et la monnaie unique jouent un rôle important pour éviter les dérives. En Italie « le stress s’est vite dissipé » estime un expert.
De fait, en France, comme on pouvait s’y attendre s’agissant d’une réaction de nature émotionnelle, les choses sont quelque peu rentrées dans l’ordre. En juin, le Trésor Public a placé sans problèmes quelque 27,6 milliards d’euros d’obligations sur le marché : la demande était deux fois supérieure. Le spread avec l’Allemagne s’est progressivement réduit tout en restant supérieur au niveau d’avant dissolution (70 points de base environ) et l’indice CAC40 a rebondi, avec comme conséquence que cet épisode inattendu de volatilité a permis de faire de bonnes affaires sur les marchés des actions en France.
De l’avis général l’évènement politique le plus susceptible d’avoir un impact sur les marchés financiers mondiaux en 2024 est l’élection présidentielle américaine. Pour autant, la probabilité que son résultat ait des effets perturbateurs est extrêmement faible, tant ce scrutin est « cadré » et prévisible. Il oppose principalement les candidats de deux grands partis, dont les programmes sont connus longtemps à l’avance, avant même leur désignation par les Conventions tenues dans le courant de l’été. Les marchés en intègrent dès à présent l’impact. Si l’un des candidats venait à disparaître ou à se retirer, avant ou après l’élection, son remplaçant (ou sa remplaçante) reprendrait l’essentiel voire la totalité de son programme. Rien d’inquiétant pour les marchés financiers, tout au contraire. Les années électorales sont traditionnellement favorables à l’indice S&P 500, quel que soit l’élu.