D’Land : À la conférence académique Sustainable Financial intermediation que vous organisez pour
l’Uni.lu, seront abordés les thèmes des genres et d’environnement. La finance, plus associée au néo-libéralisme, devient-elle woke ?
Diane Pierret : On ne demande pas à un financier de faire des œuvres caritatives, mais la recherche n’est pas à associer au libéralisme à tout crin. J’ai commencé mon doctorat en 2009 en pleine crise financière et ce qui m’intéressait, c’était de comprendre comment on en arrive là (à la crise des subprimes qui a mené une crise de liquidité des banques, voire de solvabilité, ndlr). Comprendre pourquoi un entrepreneur n’arrive plus à lever des fonds pour poursuivre ses activités.
Vous vous êtes spécialisée dans la réglementation bancaire ?
Oui, dans le champ académique du banking qui n’était alors pas si développé en finance. Cela a changé depuis. Le prix Nobel d’Économie a été attribué en 2022 à Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig pour leurs travaux sur l’assurance des dépôts des banques. Une théorisation du phénomène de bank run qui datait en fait de 1983 et appliquée à la crise de 1929.
Le mois prochain vous vous focalisez sur la sustainable financial intermediation, un champ académique en développement ?
Ça l’est devenu un petit peu, un champ de recherche à part entière, mais je pense qu’au départ, il s’agit plutôt d’un enjeu sociétal. Chaque discipline apporte sa pierre à l’édifice. Pas mal de chercheurs viennent du banking (et pas forcément de la finance durable). Pendant des années, on a étudié ce concept de réchauffement climatique comme une externalité négative. Le fait de poursuivre son objectif individuel engendre parfois des conséquences négatives sur le reste des agents. Par exemple, les banques maximisaient leur fonction objective, qui est de générer des profits, mais parfois en prenant trop de risques. Les grandes banques bénéficient notamment de ce qu’on appelle les implicit government guarantees, la promesse implicite que l’État les sauvera en dernier ressort.
Oui. Too big to fail…
Voilà. Cette croyance alimente leur croissance et leur puissance. Si bien qu’une déconfiture aurait un effet dévastateur sur le reste de l’économie. Mais en plus, cela leur donne des incitants à prendre encore plus de risques. Les décideurs de banques, commissionnés, savent qu’ils n’auront pas à subir toutes les conséquences négatives en cas de faillite.
Dans quelle mesure le réchauffement climatique est pris en compte dans la réglementation bancaire ?
Pour les banques, ne pas agir face à une externalité a des conséquences. Voyez, par exemple, quand il neige. Ceux qui ne balaient pas le trottoir devant leur domicile provoquent des désagréments pour les autres. L’État oblige à déblayer pour éviter les chutes et les fractures, couteuses pour la société. C’est là que la régulation fait du sens.
Donc imposer aux banques d’agir contre le réchauffement climatique ferait du sens…
Parfois il n’y a pas besoin d’imposer. Les banques peuvent d’elles-mêmes vouloir se protéger contre le risque climatique.
Quelles réglementations existent pour faire que les banques investissent dans le durable ?
Cela passe pour l’instant par la régulation du capital. Selon les accords de Bâle, les banques doivent détenir une fraction de leur bilan en fonds propres pour se couvrir en cas de dévalorisation d’actifs. Cette fraction est définie en fonction du risque porté par les actifs. Plus les actifs sont risqués, plus la banque doit avoir de fonds propres.
Comment le risque environnemental se matérialise-t-il ?
De deux façons. Par le risque de transition et par le risque physique, climatique. Le premier s’applique aux activités économiques qui vont être de moins en moins rentables, parce que de plus en plus régulées, taxées ou parce qu’elles menacent de disparaître. Par exemple, les entreprises actives dans les énergies fossiles. Le risque climatique ou physique recouvre la probabilité que des activités cessent à cause d’aléas météorologiques liés à la géographie, comme des inondations ou une sécheresse.
Des règlementations imposent-elles de prendre ces risques en compte dans la gestion bancaire ?
Ces risques sont intégrés économiquement. Le risque porté par les sociétés concernées est plus élevé. Le coût du capital sera plus élevé pour toute entreprise pétrolière qui souhaitera développer un projet d’infrastructure. On peut très bien imaginer que s’ajoutent à terme des réglementations qui pénalisent les activités émettrices de dioxyde de carbone.
Et des bonus pour les initiatives vertueuses d’un point de vue environnemental ?
Exactement. On pourrait rendre le prêt à certaines activités vertes plus intéressant pour la banque.
Mais cela n’existe pas encore…
Non. Une partie des contributions soumises pour la conférence des 29 et 30 juillet abordent le sujet. Dans Capital Regulation in the Presence of Physical Climate Risk, Kartik Anand et Natalya Martynova considèrent que le risque climatique s’endogènise. Plus les banques financent des projets polluants (brown assets), plus ces sociétés continuent à opérer, plus le risque climatique augmente. Et via une régulation du capital qui favorise les green assets, on peut inciter les banques à prêter aux entreprises plus vertes et ainsi diminuer le risque climatique.
L’UE, relativement à la pointe de la lutte contre le réchauffement climatique, n’a-t-elle pas lancé d’initiative en la matière ?
Nous en sommes à la collecte de données. La Banque centrale européenne a fait une série de stress tests climatiques pour collecter les données sur ces deux risques-là, de transition et physique, pour voir à quel point les firmes et les banques arrivaient à suivre cette crise.
Quelle a été la conclusion des tests ?
Je pense que le but principal de ces stress tests-là, c’est de collecter les données, de mieux comprendre la sensibilité de certains genres d’actifs aux deux types de risques. De toute façon, les organisateurs des stress tests ont tendance à ne pas se montrer alarmistes. Mais ça, c’est politique.
La CSSF s’est fixée comme priorité de suivre l’exposition du secteur financier au risque climatique. Comment cela se matérialise ?
C’est essentiellement pour sensibiliser les acteurs à collecter des données : élaborer un modèle de données, améliorer leur qualité, travailler sur leur pertinence. Il s’agit de pondérer le risque des actifs sous-jacents du portefeuille des banques. Si l’on veut comprendre quelle politique va fonctionner, il faut déterminer des modèles, comme dans la contribution dont on parlait, mais il faut aussi pouvoir les tester. Il faut des données de qualité au niveau des banques, mais aussi au niveau des entreprises investies ou de l’actif gagé.
Aucun modèle ne fait pour l’instant l’unanimité ?
Pas que je sache. Élaborer un modèle permettant de définir la régulation de capital en fonction de types d’actifs, de leur degré de nuisance pour l’environnement ou, au contraire, leur intérêt… c’est extrêmement compliqué. Puis se pose la question de savoir si on doit aller dans le sens de la taxation (du carbone) et des subsides (des investissements verts). Pas mal d’outils permettraient d’atteindre cet objectif. Mais il faut bien étudier le fonctionnement de ces outils avant de les implémenter car les politiques publiques ont souvent des conséquences inattendues. Deux papiers étudiés à la conférence essaient de développer des mesures de l’empreinte écologique des entreprises. C’est aussi compliqué du fait de l’asymétrie d’informations entre la banque et le régulateur, et entre la banque et la société qui emprunte. La banque aura besoin de moins de capital pour financer si la mesure de risque est plus basse. Elle n’a pas donc forcément intérêt à révéler toute l’information.
Comment on résout ce problème ?
Il y a un champ de recherche dédié : Mechanism design. Mais pour l’heure, nous en sommes aux ratios de capitaux (via la directive CRD, ndlr). La plupart de ces ratios se basent sur les actifs pondérés pour le risque (risk-weighted assets) des banques, et la régulation qui prend en compte ces ratios exige que les banques financent les actifs par plus de fonds propres si ces actifs sont risqués. Les banques calculent ces « poids pour le risque » (risk weights) pour chacune de leurs positions à l’actif elles-mêmes et les communiquent au régulateur. C’est la même logique avec le rating ESG (pour Environment, Social and Governance, ndlr) et tout ce qui est informations sur la transition écologique d’une société. Cette dernière n’a pas intérêt à dire : « Non, nous, on ne fait rien. On pollue. » Il faut retrouver l’information. Pour les banques, nous avions retrouvé des mesures qui se basent sur les prix de marché. Le prix des actions reflète les vues de milliers d’investisseurs. La comparaison de la volatilité de l’action d’une banque et des mesures régulatoires offre un début de compréhension.
C’est-à-dire ?
Quand les deux sont désynchronisés, quand les acteurs du marché ont une autre vision du risque porté par une banque que le régulateur, alors cela devient intéressant de comprendre les causes de la divergence. L’article Market-Based Green Firms regarde aussi du côté des marchés, ce que les investisseurs pensent vraiment du côté vert d’une firme, pour voir ensuite si cela coïncide, ou pas, avec les notations des agences.
DBRS, Standard & Poor’s ou encore Moody’s prennent en compte les considérations environnementales des entreprises ?
Il y a des ratings ESG. En plus des notations de dette qui prennent en compte le risque économique. Les fonds d’investissement, les fonds de pension ou les fonds durables sont demandeurs de telles notations ESG. Et il y a une demande croissante pour les fonds verts. Mais le problème, c’est, encore une fois, qu’il y a toujours une erreur dans la mesure à partir du moment où l’information est donnée par la firme elle-même. D’où l’intérêt de prendre une autre mesure comme des mesures basées sur le prix du marché.
Dans un entretien publié chez Paperjam au sujet de votre étude Green Collateral, vous dites que l’immobilier écologique reste inaccessible aux revenus modestes. Est-ce que vous pouvez étayer svp ?
Cette conclusion ne s’applique pas à un certain pays ou dans l’absolu, mais intervient dans le cadre d’un modèle. Un ménage avec des contraintes financières aura plus de difficulté à acheter une maison dotée d’un meilleur rating énergétique qu’une autre identique par ailleurs. Pourquoi ? Parce que le prix de cette maison est plus élevé. Si vous pouviez emprunter ce que vous voulez, soit le prix total de la maison, il n’y aurait pas de collateral requirements. Les ménages les plus modestes n’ont pas accès à l’immobilier vert parce qu’on leur demande un apport, fraction de la valeur de la maison. C’est une barrière à l’entrée que nous appelons friction de marché. Ces contraintes financières s’élèvent d’autant plus du fait des politiques macroprudentielles qui demandent non seulement un apport initial, mais aussi une limite de remboursement mensuel en fonction du revenu.
Vous avez mené cette étude sur base de données récupérées en Norvège…
Oui. Parce qu’il s’agissait-là des seules données accessibles et suffisamment précises en la matière avec les certificats énergétiques, mais aussi la composition des ménages, leur portefeuille d’investissement, les détails sur les transactions immobilières, etc.
L’étude Green Collateral fait partie du programme GreenFinHome. Pouvez-vous svp nous en dire plus sur ce projet mené au sein d’Uni.lu ?
Ce projet a été retenu dans le cadre d’une bourse cofinancée par la France et le Luxembourg. L’idée est d’alimenter le débat et les connaissances pour mieux gérer politiquement le logement d’un point de vue écologique et bancaire, notamment la question des green capital requirements.
Donc vous concluez à ce que les règlementations sur les fonds propres sont contreproductives dans la vocation à généraliser le logement vert ?
Pas forcément, c’est une question compliquée mais il est vrai qu’une réglementation qui favorise l’acquisition d’un logement vert comme dans le cadre de green capital requirements peut avoir sa place à partir du moment où cette dimension n’est pas suffisamment prise en compte par la banque. Ce n’est pas pour rien que je passe beaucoup de mon temps dans les banques centrales. Il faut entretenir un dialogue. Certaines choses que l’on propose ne sont pas implémentables politiquement en Europe. Nous découvrons d’autres choses après avoir discuté avec les banquiers centraux et nous travaillons dessus.
Avez-vous des exemples ?
J’ai co-écrit un article sur les stress tests en Europe et aux États-Unis. Nous avons constaté des mesures imparfaites en comparant les deux systèmes. En Europe, on ne regardait qu’un seul ratio, le common tier one ratio basé sur une mesure des actifs pondérés au risque (risk-weighted assets). Nous nous sommes aperçus que le risque associé aux actifs critiques dans cette période de crise était anesthésié. Il n’y avait pas de perspective de long terme (forward looking basée sur les données de marché par opposition aux données comptables qui sont par définition uniquement centrées sur le passé). Pour se donner une idée, Dexia était considérée comme l’une des banques les plus fiables dans un stress test organisé à l’été 2011, avec l’une des meilleures capitalisations. Le groupe bancaire a fait faillite quelques mois plus tard.
Comment l’avez-vous expliqué ?
Nous avons regardé nos mesures de risques qui se basaient sur des données de marché, des données publiques, et on avait vraiment un classement inverse, une corrélation négative. On s’est rendu compte que le problème tenait à une pondération de zéro sur les obligations souveraines. Or, Dexia était très exposée à la Grèce. Il n’y avait pas de besoin supplémentaire en capital sur ces positions-là. Nous avons ainsi recommandé d’inclure les dettes souveraines avec une pondération dans le calcul des ratios de fonds propres.
Avez-vous des échanges avec les banques ?
Assez peu. Disons que quand on a parlé de capital requirements, qu’il fallait les augmenter ou qu’il fallait en ajouter, les banques ont moins ouvert leurs portes. Nous publions aussi en temps réel des mesures de risques systémiques sur les sites web des universités de New York et de Lausanne où je travaillais avant, le V-Lab. Il s’agit d’un site montrant notamment un classement des banques selon leur risque systémique. Cela ne plait pas forcément à toutes les parties concernées.
Aux États-Unis, des Républicains mettent en cause les classifications ESG et les classements des investissements en la matière. La politique européenne est marquée par du green bashing. Sentez-vous, dans le monde académique, les freins à la recherche en finance durable ?
C’est plutôt le contraire. On obtient plus facilement des financements. Des postes spécialisés sont créés. Une filière du master économie et finance de l’Université y est vouée. La green finance n’est pas une discipline en tant que telle mais chacun contribue avec ses propres outils. Les principaux journaux ouvrent leurs pages à ces sujets.
À quel horizon on peut s’attendre à voir des réglementations contraignantes pour ne plus investir dans des brown assets ?
Je ne peux pas du tout vous répondre. Il y a une composante éminemment politique.
Une décision politique de la BCE donc qui est censée être indépendante des gouvernements. Pourquoi Francfort tarde à se saisir résolument du sujet ?
Le problème est que cet objectif n’entre pas forcément dans le mandat de la BCE qui vise exclusivement à maitriser l’inflation et à assurer la stabilité financière. Maintenant, on parle d’un troisième mandat qui serait lié au changement climatique. Je pense que l’angle sur lequel on peut travailler pour les questions de changement climatique, ça reste la stabilité financière.
Quel levier faut-il activer selon vous pour favoriser la dimension durable en finance ?
Je trouve qu’il y a urgence à mener le débat sur les besoins en capital, comment les banques peuvent contraindre les entreprises à verdir leur production. Les États peuvent aussi réfléchir à de la taxation carbone et, réciproquement, à des subsides pour le verdissement.
La conférence Sustainable Finance Intermediation
Diane Pierret (Centre for Economic Policy Research et Université du Luxembourg) et Artashes Karapetyan (Essec Business School) organisent les 28 et 29 juillet au Mercure du golf Kikuoka la conférence Sustainable Financial Intermediation in Credit and Housing Markets. Une quinzaine de chercheurs exposeront leurs travaux et les confronteront au public composé d’académiques officiant dans des universités du monde entier, mais aussi issus des centres de recherche des banques centrales. « C’est une plateforme pour présenter les résultats d’une recherche aux autres experts dans la profession, recevoir du feedback et améliorer son travail », explique Diane Pierret. L’objectif de ces chercheurs : publier dans l’une des trois prestigieuses revues financières américaines : Journal of Finance, Journal of Financial Economics et Review of Financial Studies. Un passage obligatoire pour être recruté par les meilleures universités. Le processus de publication après la première soumission prend plusieurs années, une période jalonnée par des échanges entre le chercheur et l’éditeur.
La quinzaine de contributions présentées à Kikuoka mettent en perspective l’efficience de l’investissement ESG, la réglementation des besoins en capital, les prêts associés à de l’immobilier propre, l’activisme des investisseurs, le lobbying environnemental ou encore les biais de genres.
À propos
Diane Pierret, 38 ans, est assistante-professeure à l’Université du Luxembourg et chercheure au Centre de recherche en politique économique (CEPR). Elle a auparavant travaillé au Swiss Finance Institute et à la Stern School of Business de la NYU. Elle a obtenu son doctorat en statistique à l’université catholique de Louvain. Diane Pierret est par ailleurs violoniste dans l’Orchestre de la place de l’Europe.