L’association luxembourgeoise des juristes de droit bancaire (ALJB) a célébré mardi la publication de son livre jubilaire Droit bancaire et financier, paraissant une fois tous les dix ans depuis 1994. Toute la journée, dans le fastueux palais de l’Arbed rénové façon banque privée par son nouveau propriétaire, la Spuerkeess, des avocats et des juristes de boîtes se sont succédé à la tribune pour présenter leur contribution dans ce que le président de l’ALJB, Nicolas
Thieltgen, qualifie de « fonds doctrinal incontournable, miroir du droit bancaire et financier luxembourgeois à travers le temps ». Un outil pour « suivre l’évolution des textes et de la pensée » dans ce domaine particulier, poursuit le président de la Cour supérieure de justice, Thierry Hoscheit, dans l’avant-propos.
Le Premier ministre est aussi convié dans l’ouvrage collectif. Luc Frieden (CSV) affirme dans la préface que ces différentes éditions trouvent naturellement leur place « dans toute bibliothèque juridique ». De la place, il en faut. La seule édition 2024 compte six volumes et ses 2 500 pages réifient le poids de la matière. Luc Frieden, encore associé du prestigieux cabinet d’avocats d’affaires luxembourgeois l’année dernière, Elvinger Hoss Prussen (EHP), relève que « le droit est l’expression de choix politiques ». Le droit bancaire et financier luxembourgeois reflèterait « cette volonté d’offrir aux acteurs économiques du monde entier un cadre pour développer leurs activités dans la sécurité juridique, conforme aux principes juridiques généraux et au droit européen, mais aussi soucieux de prendre en compte les besoins de l’économie internationale et transfrontalière ». Non sans heurter quelques principes.
Dans une des 55 contributions du recueil (apportées par 109 auteurs) et sur scène mardi, Patrick Kinsch et Patrick Geortay pointent du doigt le foisonnement du droit dérogatoire au droit commun, un droit privé calqué sur les intérêts du centre financier, parfois aux dépens des règles encadrant la bonne vie en société. Les « produits juridiques », comme le régime de sécurité des gages sur actifs créé dans les années 2000, sont offerts aux investisseurs internationaux dans une optique de compétitivité. « En tant que petit État au fonctionnement institutionnel plus souple que certains de ses grands voisins, le Luxembourg a la possibilité, et l’ambition, de mettre à profit les niches de souveraineté que lui laisse le droit européen pour répondre à ce besoin », écrivent les deux avocats. Ces solutions sur mesure octroient une sécurité juridique, mais ringardisent le principe qui s’applique normalement à tous. « Le juriste luxembourgeois a plus en vue la solution que le principe », résume Patrick Kinsch mardi, en référence aux projets de lois offerts clé en main par l’industrie financière au ministre des Finances.
Les auteurs détaillent le rapport de force. Un défenseur inconditionnel de la place financière ne voudrait pas faire de concessions aux rigidités du droit commun estimant qu’une concession mettrait en péril les avantages du droit dérogatoire en termes de simplicité et d’efficacité. À l’inverse, un défenseur du droit commun insisterait sur l’importance des institutions classiques du droit civil qu’il juge « supérieures à celles, incomplètes ou trop libérales, du droit dérogatoire ». Le droit commun sacraliserait davantage les intérêts des personnes. Kinsch et Geortay relatent par exemple que le droit commun protège les intérêts de tiers par rapport aux parties liées à une transaction. Ils se réfèrent au projet de loi portant création de la fondation patrimoniale. Le conseil d’État, pourtant généralement pro-business, a vu dans cet instrument présenté par Luc Frieden (voilà plus de dix ans) un moyen de contourner les règles d’ordre public relatives à la réserve héréditaire, aux droits du conjoint en cas de divorce, de ceux des enfants mineurs, ainsi que des droits des créanciers. La critique a été entendue par le législateur, notent les auteurs. Mais « le projet de loi semble par la suite avoir été abandonné car incompatible avec les obligations du Luxembourg en matière de lutte contre le blanchiment », concluent-ils. D’une manière générale, le risque ultime serait que le droit dérogatoire phagocyte le droit commun, basé sur un Code civil en désuétude et en nécessité d’être toiletté.
En filigrane de l’œuvre collective Droit bancaire et financier transparaît la prégnance des réglementations supranationales et leur foisonnement ces dix dernières années, à l’image du premier chapitre, un inventaire pourtant non-exhaustif des réglementations financières de la décennie (réalisé dans le saint des saints du droit des affaires, chez EHP), qui s’étale sur 180 pages. Dans sa contribution, le fiscaliste Jean Schaffner met en scène un banquier luxembourgeois qui voit la réussite du centre financier reposer sur un « équilibre fragile » malmené « par un renforcement toujours plus fort (sic) des principales règles en matière de fiscalité internationale ». Ces dernières années ont été marquées « par une volonté croissante de lutter contre l’évasion et l’optimisation fiscales, qui sont perçues (sic) comme des pratiques nuisibles à l’équité fiscale, à la souveraineté des États et à la stabilité du système financier mondial », écrit Jean Schaffner. Luxleaks et les Panama Papers ont failli briser l’ancien modèle d’affaires. Mais le fiscaliste de renom conclut à l’inefficacité d’une bonne partie des mesures. « En revanche, leurs coûts sont bien réels et impactent la rentabilité des acteurs du secteur financier », relève-t-il... en cette année où les banques signent des bénéfices record. « Passée l’introspection fiscale, notre banquier se dit qu’il faudra être vigilant, créatif et solidaire, pour défendre les intérêts du secteur du pays ». Jean Schaffner imagine que le banquier en question se dira « aussi » qu’il lui « faudra agir avec éthique, inclusion, responsabilité, respect, pour continuer à apporter sa contribution au bien commun et à la confiance des citoyens ».
Cette pression internationale contraint le centre financier à une conscientisation. Mardi à la BCEE ou plus en détail dans les pages de l’ouvrage jubilaire, Emmanuelle Mousel présente les nouvelles obligations environnementales, sociales et de gouvernance du banquier au regard du droit de la responsabilité civile luxembourgeois. L’associée d’Arendt & Medernach, fille de l’associé-fondateur (Paul, et sœur de François, patron de PWC) revient sur les accords de Paris signés en décembre 2015 et qui ont conféré un « rôle crucial » au secteur bancaire dans la transition vers une économie plus durable.
Dans des pages où les footnotes sont souvent plus longues que le texte principal, Emmanuelle Mousel souligne l’exposition des banques (et des entreprises) à des poursuites pour non-respect des engagements en matière d’investissement durable : « Le Luxembourg ne fait pas exception. » Les tribunaux administratifs ont rendu une série de décisions liées à la protection du climat, « qui avaient notamment trait à des demandes de fourniture d’informations sur des questions environnementales ou la gestion des quotas d’émission de gaz à effet de serre », écrit-elle en référence à la demande de restitution des quotas offerts par l’État à ArcelorMittal pour ses sites de Rodange et Schifflange.
Les juridictions administratives ont accordé la capacité à agir en justice aux ONG militant pour la protection de l’environnement. Les banques luxembourgeoises peuvent aussi être amenées à engager leur responsabilité civile en matière de finance durable et s’exposer à des risques de contentieux civils. Ceux-ci peuvent avoir des conséquences non négligeables, non seulement en termes financiers, mais aussi en termes réputationnels, alerte Emmanuel Mousel. Le risque serait néanmoins plus accru en matière d’obligation de transparence. (Son exécution est plus facile à vérifier ou prouver que des manquements dans la gouvernance interne pour s’assurer de la durabilité des investissements : Dur de prouver un manquement à une obligation de moyen depuis l’extérieur de l’entreprise.)
Emmanuelle Mousel parle d’une « explosion » des affaires en la matière. Surtout que les autorités ont une définition « très large » de l’écoblanchiment. Une thématique à ajouter aux impératifs d’inclusion imposés aux banques (pour la prestation de services aux personnes en handicap par exemple), aussi évoqués dans l’épais ouvrage.