D’Land : Monsieur Roth, en commission des Finances mardi, vous êtes revenu sur l’affaire ING. Le manque de communication de l’établissement à la CSSF sur la cessation de ses activités de détail interpelle. Est-ce que ING risque des sanctions ?
Gilles Roth : J’ai expliqué avoir eu un entretien la semaine passée avec le CEO de ING Luxembourg (Michael Burch, ndlr) pour discuter du sujet. Je lui ai fait savoir que l’État respectait l’indépendance de la banque, mais que la stratégie de communication n’était pas la plus appropriée. ING a beaucoup de clients âgés car elle a repris le Crédit européen qui avait été la première banque à émettre des cartes de crédit au Luxembourg. Les gens ne sont pas très contents. Nous avons donc demandé qu’ils cherchent une solution pour la clientèle qui aille au-delà des deux mois légaux de préavis. J’ai également posé la question d’éventuelles implications au niveau du personnel.
Et que vous a-t-on répondu ?
Ils vont réduire le nombre d’agences, de cinq actuellement à deux ou trois. Pour l’heure, celles-ci emploient ensemble 45 personnes. Mais d’un autre côté, ils disent avoir besoin de renforts dans d’autres départements. Moi, je veux que le transfert des clients soit opéré de la meilleure des manières, en concertation avec les cinq banques de la place qui offrent des comptes de base. J’ai demandé à mes services qu’ils s’approchent de l’ABBL à ce sujet. J’ai également demandé aux agents du ministère qui sont dans les conseils d’administration de banques où l’État a des participations (BIL, BGL et BCEE, ndlr), que ce transfert se fasse de manière proactive. Est-ce que la CSSF va donner des suites ? Cela ne relève pas de ma compétence.
Ces derniers mois, votre parti, notamment via votre ancien binôme place financière à la Chambre, Laurent Mosar, s’est inquiété de la difficulté pour les entreprises d’ouvrir, voire de maintenir, des comptes bancaires. Un établissement a par exemple clôturé un millier de comptes d’entreprises, a-t-il été dit l’an passé en commission. Comment la situation évolue-t-elle et que faites-vous pour arranger les choses ?
Cette question de l’ouverture de comptes m’est régulièrement adressée depuis mon entrée en fonction. Ouvrir aisément un compte est un facteur de compétitivité et d’attractivité de la place financière. Mais la réputation de la place financière ne va pas à sens unique. Il faut également veiller à ce que toutes les règles anti-blanchiment pour l’ouverture de compte soient respectées. Il faut parvenir à un juste équilibre. Nous en discuterons en commission dans les deux trois semaines à venir.
Que peut faire le ministre le ministre des Finances à ce sujet ?
Concernant l’ouverture de comptes de particuliers, chez nos voisins français, la Banque de France peut, dans certains cas, imposer à une banque d’ouvrir un compte pour une personne. Au Luxembourg, le système est un peu différent. La banque doit motiver son refus. La CSSF tranche. Si des problèmes se posaient dans le cadre des transferts de milliers de clients vers les cinq établissements bancaires offrant des comptes de base et que des gens n’avaient plus accès à de comptes du tout, je ne serais pas contre un réaménagement de la législation. Concernant les comptes des entreprises, pourquoi ne pas envisager des aménagements pour plus de flexibilité, mais je ne voudrais absolument pas que la place financière soit mise en cause en matière de lutte anti-blanchiment.
En arrivant rue de la Congrégation, vous avez aussi hérité de la co-responsabilité sur les sanctions prononcées par le Conseil européen, notamment le gel des avoirs de personnes impliquées dans l’invasion russe de l’Ukraine. À combien s’élèvent les avoirs gelés et qu’est-ce que le Luxembourg propose d’en faire ? D’aucuns préconisent de mettre ces fonds à disposition de l’Ukraine.
La Banque centrale russe a des avoirs au Luxembourg chez Clearstream pour un montant de 8 000 euros. C’est peu et ce n’est pas parce que le Luxembourg n’a pas fait ses devoirs (et laisser partir des avoirs russes, ndlr). La raison est que tout est à Bruxelles chez Euroclear, 180 milliards d’euros. Les avoirs des « oligarques » au Luxembourg c’est environ six milliards. Cet argent-là est gelé et il ne peut y avoir de confiscation que dans le cadre d’une sanction pénale. Il faut respecter l’État de droit.
Dernière question au sujet des sanctions. Gazprombank s’oppose à une décision du ministère des Finances devant les juridictions administratives. De quoi s’agit-il ?
La société de droit russe Gazprombank (GPB) conteste une prétendue décision de refus du 26 septembre 2023 du ministre des Finances (Yuriko Backes, ndlr) consécutive à une demande de la banque de lui accorder, entre autres, des autorisations pour libérer ses titres et fonds, ainsi que les titres et fonds de ses clients, détenus dans des comptes chez Clearstream. Vu les délais devant les juridictions administratives, l’affaire sera sans doute plaidée en 2025.
Concernant la politique européenne. Votre parti prône officiellement le maintien du principe de l’unanimité pour les négociations sur la fiscalité. Or, dans le Wort, Jean-Claude Juncker a récemment mis en garde contre ce dogme, l’unanimité ne devrait plus être ce totem qui protègerait le centre financier luxembourgeois. Quel est votre point de vue ?
J’ai rencontré Jean-Claude Juncker de manière tout à fait fortuite vendredi dernier à l’aéroport de Majorque. Nous étions dans le même avions que Jean Asselborn. Il m’a dit, « tu as vu ? Je suis contre le principe de l’unanimité ». J’ai répondu : « Jean-Claude, il est inscrit dans le programme gouvernemental ». Blague à part, cela a été inscrit dans le programme afin de donner plus de poids au ministre des Finances, pour lui permettre de négocier les dossiers sensibles à Bruxelles comme les dossiers de fiscalité internationale.
L’ancien directeur fiscalité du ministère, Alphonse Berns, parlait d’option nucléaire au sujet du veto.
L’unanimité nous donne un certain poids dans la négociation d’une solution de compromis. En tant qu’État membre fondateur, on sait qu’on profite des quatre libertés fondamentales de l’UE, dont la libre circulation des capitaux. D’un autre côté, on doit également défendre nos intérêts et je pense qu’on les défend surtout avec des arguments. Mais nos arguments ont plus de poids avec une règle de l’unanimité dans des dossiers sensibles. Ce n’est pas seulement pour dire non.
Vous avez rencontré lundi votre homologue hongrois en vue de la présidence de Budapest au deuxième semestre. Quelles priorités du gouvernement Orban intéressent ou inquiètent le Minfi luxembourgeois ?
Nous nous sommes notamment entretenus au sujet d’un dossier sensible actuellement pour le Luxembourg, celui de l’Union des marchés de capitaux. Le Luxembourg tient à l’ouverture de l’UE pour l’accès au capital. Il ne faut pas bâtir une forteresse Europe. Pour nous, ce sujet ne se réduit pas à la discussion sur le superviseur unique, à savoir l’Esma. Je soutiens l’idée défendue dans le rapport de Christian Noyer de produits d’épargne européens soutenant la transition digitale ou énergétique.
Mais quelle est la position du Luxembourg concernant ce superviseur unique également préconisé par le rapport Noyer ?
Nous disons qu’il faut surtout traiter des faillites, réduire les charges administratives, soutenir l’éducation financière, rassembler les citoyens européens dans l’Union des marchés de capitaux. Le Luxembourg plaide pour préserver l’expertise des superviseurs nationaux dans les différents États membres. Le Luxembourg n’est pas isolé. L’Allemagne plaide également pour ce principe de subsidiarité. Et je dois dire que la qualité et le pragmatisme de la CSSF, donc du superviseur luxembourgeois, sont reconnus au-delà des frontières de l’UE, notamment pour traiter des dossiers de haute complexité. C’est un facteur de compétitivité. La CSSF applique les règles de manière très stricte, mais de façon pragmatique. Et je le dis en toute franchise : On ne veut pas que ces facteurs de compétitivité soient simplement abandonnés à la suite d’une décision purement institutionnelle.
En politique intérieure, le dossier logement a été érigé en priorité par le chef du gouvernement. Beaucoup a été fait au ministère des Finances. Quelles sont les prochaines missions urgentes assignées par le Premier ministre ?
Le Premier ministre est en train de préparer son discours pour l’état de la Nation de la semaine prochaine. Il va donner les grandes orientations du gouvernement. Je peux m’imaginer qu’il fera des déclarations aux niveaux de la fiscalité des entreprises et du pouvoir d’achat.
Vous avez formé un cabinet politique, avec des fidèles du parti (Ady Richard) ou de votre carrière personnelle (Luc Feller). Est-ce important pour mener à bien les différents chantiers ?
Lors de mon discours d’entrée en fonction le 17 novembre, j’ai exprimé le souhait que tout le monde reste en place au ministère. La seule chose que j’ai exigée, c’est de la loyauté. Je dois dire que je suis entouré d’une équipe extrêmement compétente et loyale. Et ça me fait plaisir de travailler tous les jours avec eux. Après, concernant les deux personnes que vous mentionnez, cela relevait aussi d’une coïncidence. Ady Richard voulait faire autre chose après ses fonctions de secrétaire de la fraction parlementaire. Luc Feller cherchait un nouveau challenge à côté de ses fonctions de maire de Mamer, et autre chose que le Commissariat à la protection nationale. L’un comme l’autre me connaissent et savent comment je fonctionne. Dans un grand ministère, c’est important d’avoir deux-trois personnes qui vous connaissent peut-être de façon plus personnelle.
Autre actualité, autre « recrue », vous vous êtes attaché les services de Pascale Toussing comme conseillère spéciale en réformes fiscales. Une manière élégante de mettre à contribution un gros salaire inamovible ?
J’ai proposé au conseil de gouvernement la nomination de Jean-Paul Olinger à la tête de l’ACD et je pense que c’est un choix judicieux, car il est apprécié des gens de l’administration et à l’extérieur. Je crois qu’il pourra mener à bien toutes les réformes que je lui ai assignées, notamment la digitalisation, une simplification des procédures et la prestation d’un « service au client ». Pour moi on ne peut pas considérer les gens qui paient des impôts, citoyens ou entreprises, comme des administrés. Le mandat de Madame Toussing à la tête de l’ACD n’a pas été renouvelé par ma prédécesseure. Selon les statuts, elle est toujours fonctionnaire de son administration d’origine. Dans l’intérêt de tout le monde, je pense qu’il était préférable de la détacher au ministère des Finances, un ministère qu’elle connait bien et avec lequel elle peut partager son expertise en matière fiscale sur les différents projets de réformes. Je voudrais donc pouvoir la consulter personnellement pour l’un ou l’autre dossier que je lui adresserai. Mais, si elle est liée de manière organique à l’ACD, c’est bien Jean-Paul Olinger qui dirigera l’administration fiscale.
Selon Reporter, qui est à l’origine de cette information, cette nomination « peut compromettre la modernisation du fisc » et même être « un piège mortel » pour Jean-Paul Olinger. N’y a-t-il pas en effet un risque que l’ancienne directrice mette des bâtons dans les roues de son successeur ?
Absolument pas.
Dans l’accord de coalition, il est question de revoir les méthodes de travail du Haut Comité pour la place financière. Pouvez-vous en dire plus ?
Oui, ça, je l’ai déjà fait. J’ai redynamisé le Haut comité. Cet organe qui réunit fonctionnaires et représentants du secteur financier est une aubaine pour donner des idées au ministre. Ils sont force de proposition et au ministre d’effectuer les arbitrages. J’ai donc augmenté les fréquences de réunions, une de deux ou trois heures tous les deux mois. J’ai aussi réduit le nombre de groupes de travail.
Quelles sont les principales préoccupations du secteur financier ?
Renforcer l’attractivité de la place financière face à la concurrence internationale. Il n’est même pas toujours question d’initiative législative. Il suffit de faciliter des relations entre administrations et usagers. Cela permet de faire remonter les problèmes du terrain. En ce moment, on parle beaucoup d’attirer les talents. Mais on travaille aussi sur la coopération entre le privé et le public lors des transpositions de règlementations européennes. On teste avec l’industrie les options offertes par les directives européennes.