Worst-Case

d'Lëtzebuerger Land vom 05.07.2024

Au lendemain de la déferlante brune (33,15 pour cent des voix !), des millions de Français se sont réveillés la boule au ventre. Ce lundi matin à 8 heures 30, Luc Frieden s’est affiché, lui, plutôt optimiste devant la commission des Affaires étrangères. Le verre serait « à moitié plein », a expliqué le Premier ministre aux députés. Un gouvernement mené par le Rassemblement national n’allait pas forcément changer la donne au Conseil européen puisque Macron continuera d’y siéger. Peut-être que Frieden continue à surestimer le génie politique de « Jupiter ». Peut-être qu’il table sur un RN « salonfähig », c’est-à-dire business friendly et respectueux du Pacte de stabilité. À moins qu’il ne veuille ménager ses relations avec le potentiel locataire de Matignon.

Son ministre des Affaires étrangères ne partage pas la sérénité friedenienne. Il y a une semaine, Xavier Bettel doutait fortement que des compromis puissent encore être trouvés au sein de l’UE : « Je ne sais pas si ce sera faisable avec le Front national ». Charles Goerens, l’eurodéputé libéral, présent à la commission parlementaire ce lundi, évoquait sa peur de voir l’UE paralysée par une minorité de blocage. La firme Le Pen n’a pas laissé de doute qu’elle comptera bien peser sur les dossiers européens, décrétant que le choix du commissaire européen devrait être « de la responsabilité du gouvernement français ».

Déjà au soir des européennes, Luc Frieden avait manqué de saisir le jeu hasardeux joué par Macron, dont il qualifiait la décision de dissoudre l’Assemblée de « courageuse » et de signe de « leadership ». Selon Le Monde, le Président français se serait vanté en privé d’avoir balancé, dans les jambes de l’opposition, une « grenade dégoupillée ». Celle-ci a fini par faire exploser son propre parti. Dimanche, elle pourrait faire éclater la France. La situation est devenue radicalement imprévisible. Face au danger de l’extrême-droite, différents scénarios sont esquissés, dont aucun ne paraît particulièrement réjouissant : Une « grande coalition » hétéroclite et brimbalante ? Une mise sous tutelle technocratique ?

Le « barrage républicain » est fissuré, et pourrait exploser ce dimanche. L’aile droite de la Macronie a opté pour le « ni-ni » mettant à équidistance le RN et le LFI. Divisés comme jamais, Les Républicains ont joué une partition des plus dissonantes. En amont du premier tour, Luc Frieden et Xavier Bettel avaient repris les éléments de langage macronistes, mettant dos à dos « les extrêmes », invariablement déclinés au pluriel. En assimilant le Nouveau Front populaire à « l’extrême-gauche », le Premier luxembourgeois et son ministre des Affaires étrangères ont établi une fausse symétrie, contribuant indirectement à relativiser le danger lepéniste. Or, le Rassemblement national prêche toujours ses vieilles obsessions : La chasse aux « faux Français » (les binationaux), l’abolition intégrale du droit du sol, la promesse d’une « priorité nationale ».

« On a réuni un front populaire luxembourgeois », s’est félicité Franz Fayot (LSAP), ce lundi soir au Casino syndical de Bonnevoie. Une trentaine d’auditeurs se sont déplacés pour écouter la candidate socialiste de la circo Benelux. Pour la soutenir, pas moins de trois parlementaires luxembourgeois (Franz Fayot, Sam Tanson et David Wagner) plus deux eurodéputés (Tilly Metz et Marc Angel). Dans certaines interventions, on pouvait déceler une sorte de deuil anticipé pour « notre pays-voisin qui nous a toujours inspirés » (dixit Fayot). « Cela briserait le cœur à beaucoup de gens si la patrie des droits de l’Homme se transformait en terrain d’essai de l’extrême-droite en Europe », déclarait Tanson. David Wagner évoquait son grand-père maternel, membre du PCF à Marseille : « À l’époque déjà, une grande partie de la bourgeoisie préférait Hitler au Front populaire ». Puis d’ajouter : « Évidemment tous les parallèles ne se valent pas, mais il y a quand même des permanences dans l’Histoire ». Tilly Metz s’en est prise à Emmanuel Macron : En fin de compte, ce serait sa « politique des riches » qui aurait permis la montée du RN.

Le Luxembourg ressemble aujourd’hui à une oasis de richesse, carburant grâce à un hinterland lorrain politiquement dévasté. Dans les territoires « métropolisés » par le Luxembourg, le RN dépasse souvent les quarante pour cent, et ceci dès le premier tour. Richesse et misère : Il s’agit des deux côtés d’une même médaille, celle d’une compétition mondialisée qui, depuis trois décennies, creuse les inégalités sociales et territoriales. Comme ministre des Finances, Luc Frieden rêvait le Luxembourg en plateforme financière hors-sol, reliée à Londres, Singapour et Doha. Comme Premier ministre, il pourrait se réveiller à des réalités géopolitiques très tangibles, et face à un voisin très inquiétant.

Bernard Thomas
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