Depuis l’institution de la Cinquième République par le Général de Gaulle en 1958, la France avait habitué l’Europe à un régime présidentiel fort et une alternance entre des pouvoirs de droite et (moins souvent) de gauche. Le projet présidentiel d’Emmanuel Macron en 2017 voulait casser la logique droite-gauche et en même temps renforcer le pouvoir présidentiel grâce à la construction d’une super-majorité centriste « mordant » sur les deux camps classiques par la gestion tactique d’un programme de gouvernement s’adossant, selon les projets de loi, majoritairement sur l’une ou l’autre des deux sensibilités.
Les législatives du mois de juin de cette année ont mis à bas cette stratégie. N’ayant obtenu qu’une majorité relative de députés, le Président doit désormais compter avec un parlement qui a vu se reconstituer une nouvelle opposition de droite (composée de la droite classique et du Rassemblement national, RN) et une nouvelle opposition de gauche (regroupant socialistes, PCF, écologistes et La France insoumise, LFI). Concrètement, tout projet de loi est désormais à la merci d’une coalition de l’ensemble de ces forces d’opposition. Ce n’est pas pour rien qu’Elisabeth Borne a préféré ne pas solliciter un vote de confiance comme c’était de coutume pour tout nouveau gouvernement : elle risquait de le perdre face à une opposition, certes constituée de courants incompatibles les uns avec les autres en termes de programmes, mais unie par une commune détestation du locataire actuel de l’Élysée.
Un premier coup de semonce ne se fit pas attendre : dès le premier projet de loi présenté devant le Parlement, portant sur la reconduction d’un certain nombre de mesures contre la Covid, les oppositions réunies firent barrage à l’article qui aurait permis au gouvernement d’exiger un « pass sanitaire » pour entrer en France. Peu après, lors du vote de la loi de finances rectificative, le gouvernement dut faire des concessions à la droite concernant le volet de la défiscalisation des heures supplémentaires pour faire adopter son projet de loi, dont les enjeux centraux étaient le pouvoir d’achat et la renationalisation totale d’EDF. Dernier couac en date, plus symbolique, mais d’autant plus révélateur quant à la volonté du nouveau Parlement de contrôler le gouvernement : le rejet du projet de loi de règlement du budget 2021, grâce à une alliance de toutes les oppositions (RN, LR, Nupes), ce qui forcera le gouvernement à redéposer, via le conseil des ministres, un nouveau projet de loi de règlement à la rentrée parlementaire. Les critiques sur le fond émises par les uns et les autres reflétaient les différends profonds entre les diverses oppositions, mais tout le monde se retrouvait sur un point, en l’occurrence la dénonciation de la manière de procéder du gouvernement qui pensait pouvoir passer ce texte (en grande partie technique et qui d’habitude passe « automatiquement ») à la hussarde, juste avant les vacances du mois d’août.
Lors de la première incartade, celle concernant le projet de loi consacré à la Covid 19, Emmanuel Macron, lors de son entretien présidentiel du Quatorze Juillet, avait tenté d’en minimiser la signification en parlant d’un simple « coup de chaud nocturne » et en qualifiant d’« attelage baroque » l’alliance nouée pour l’occasion entre la NUPES, LR et RN. Mais cet « attelage baroque » s’est reformé à l’occasion du vote du projet de loi du règlement du budget 2021. Rien ne garantit donc qu’il ne se reformera pas à l’avenir à propos d’autres projets de loi, dont ceux qui sont au cœur même du programme du gouvernement, comme la réforme des retraites. Dans certains contextes, être « contre » le gouvernement est plus déterminant pour le vote des parlementaires d’opposition que la nature des désaccords, ce en quoi les députés ne font que se conformer à un comportement massivement documenté chez les électeurs de base, chez qui le vote « contre » l’emporte souvent sur le vote d’adhésion.
Dans les premiers jours suivant les élections, le camp présidentiel avait cru pouvoir contourner le problème de sa majorité relative en avançant l’idée d’un programme de coalition avec le Les Républicains, ou du moins avec sa partie Macron-compatible. Peine perdue : les députés LR, requinqués par un résultat aux législatives moins désastreux que prévu (étant donné le score de la candidate LR à la Présidentielle), avaient compris qu’ils avaient tout à perdre en se fondant dans la majorité présidentielle, alors que s’ils gardaient leur autonomie, ils pouvaient se positionner en opposition raisonnable et prête au compromis sur certaines questions, leur permettant de se démarquer à la fois du camp macronien et du parti de Marine Le Pen.
Pour le Président, son gouvernement et ses députés, il n’y a donc désormais qu’une seule tactique de rechange : construire des majorités de circonstance, différentes selon les projets de loi concernés. Tout indique que les députés et le gouvernement commencent à intérioriser cette contrainte, qui implique notamment de consulter les oppositions en amont du dépôt des projets de loi et de négocier des compromis. De ce point de vue, le positionnement centriste du projet de Macron constitue un atout. La tactique aurait en effet été vouée à l’échec si le rapport actuel des forces parlementaires était encore dominé, comme il l’a été durant des décennies, par le binarisme droite-gauche. C’est parce que la représentation parlementaire actuelle est divisée en de multiples sensibilités différentes que la constitution de majorités circonstancielles est une possibilité réaliste. Le phénomène de diffraction se constate même à l’intérieur des regroupements de partis. Ainsi l’opposition de gauche (la NUPES) est loin de constituer un bloc uni, comme l’ont montré les premiers votes où ses trois composantes centrales – socialistes, écolos et mélenchonistes – n’ont pas voté de la même manière en toute occasion. Cela risque aussi de se reproduire à l’avenir, notamment en politique étrangère comme l’ont illustré les réactions très négatives des élus socialistes et écolos à la dernière sortie de Jean-Luc Mélenchon, à savoir son plaidoyer en faveur d’une neutralité dans le conflit entre Pékin et Taipeh. Ceci dit, l’éclatement affecte aussi le camp présidentiel : au début de la législature 2017-2022 le parti du Président (LREM) avait la majorité absolue, donc aurait pu survivre même à une défection du Modem, alors que ce n’est plus le cas après les dernières élections : non seulement l’ensemble des partis soutenant le président n’a plus la majorité à l’assemblée, mais de surcroît, la naissance d’un troisième parti, « Horizons » (dirigé par l’ex-premier ministre de Macron, Edouard Philippe), a affaibli le pouvoir décisionnel du Président sur « sa » majorité.
La situation actuelle est-elle simplement circonstancielle, c’est-à-dire due pour l’essentiel aux péripéties singulières des législatives de 2022, ou annonce-t-elle un changement structurel du modèle politique français ? Faire des prédictions dans le domaine politique est toujours chose risquée surtout dans le cas des pouvoirs démocratiques où les renversements de situation font partie de la normalité. Cependant, il est peu probable que la situation actuelle soit une exception, au sens où l’a été la situation créée par Mitterrand lors de l’introduction de la proportionnelle en 1986 (son but fut de limiter la casse pour la gauche, et en ce sens-là ce fut un succès). À l’époque, le nouveau Parlement resta dominé par le binarisme gauche-droite, et si la victoire du RPR impliqua une cohabitation, cela ne remit pas en cause la suprématie de l’exécutif (dont, en régime de cohabitation, c’est le Premier Ministre et non plus le Président qui est l’« homme fort ») sur le législatif. La situation actuelle est différente. D’une part, l’éclatement est plus grand qu’en 1988, d’autre part (et surtout) il a eu lieu dans le cadre « classique » d’une élection majoritaire et non pas à la proportionnelle. Si, comme promis, le gouvernement Macron introduit une dose de proportionnelle dans les élections législatives, cette cristallisation d’orientations politiques multiples sera encore renforcée. Mais même en l’absence d’une telle réforme, il est peu probable que l’on revienne à la situation classique de la Cinquième République. Le fait que même un type de vote peu favorable à la pluralité des représentations parlementaires n’ait pas pu empêcher la dispersion des votes montre que désormais le corps électoral ne se satisfait plus du binarisme, quelle que soit la forme qu’il prenne.
Si cette prévision s’avérait juste, le changement actuel ne serait pas simplement circonstanciel mais bien structurel. Il s’agirait d’une transformation profonde du pouvoir politique français, à savoir du passage d’un régime présidentiel à un régime où la prépondérance revient au Parlement. Depuis 1958 les Français ont perdu l’habitude d’un tel régime et il sera intéressant de voir si et comment ils sauront (ou pas) mettre à profit le renforcement potentiel de la vie démocratique dont il est porteur. L’évolution sera d’autant plus intéressante à observer que ce nouveau régime ne peut pas ne pas aboutir à un rééquilibrage des pouvoirs entre le Président et le Premier Ministre. Logiquement ce dernier devrait disposer d’un pouvoir plus étendu que le Président. L’évolution en cours risque donc de se traduire par des conflits entre les deux fonctions. Comme Emmanuel Macron ne peut plus être candidat à sa propre succession, la tension restera sans doute souterraine durant la présente législature. Mais si la situation structurelle devait rester la même après les élections présidentielles et législatives de 2027, les choses se corseront sans doute. À terme, un affaiblissement de la fonction présidentielle, et donc une remise en cause du modèle de la Cinquième République est une possibilité réelle.