d’Land : Où étais-tu quand l’information de la mort de Nahel est tombée ?
Rayan : J’étais chez moi dans une des tours nuage (ensemble architectural bâti à Nanterre dans les années 1970 sur les plans d’Émile Aillaud, ndlr). Il était 18 heures quand les premières interactions entre policiers et manifestants ont démarré. Ça a commencé par des coups de mortiers, mais c’était assez calme au début. Dans la nuit, ça a commencé à être vraiment violent, vers 22 heures environ, j’entendais tellement de bruit, les sirènes de polices, les tirs de mortiers, les hurlements…
Quelle a été ta réaction ?
Sur le coup, j’étais en état de choc. J’arrivais ni à réaliser qu’un gosse de 17 ans ait été tué comme ça par balle, ni à réaliser l’ampleur de la mobilisation dans les rues. Même si j’ai vingt ans, mes parents m’ont fait fermer les fenêtres et la porte et m’ont dit « ne sors pas, c’est dangereux ». Que ce soit dans la journée ou dans la soirée, ma mère ne voulait pas que je sois dehors et je la comprends, c’est normal qu’elle s’inquiète pour moi.
De là où tu étais, tu percevais quoi ?
Quand on vit dans l’épicentre de cette histoire, aux Pablo, on ressent l’ambiance électrique et angoissante. Beaucoup de violence, d’explosions, de policiers, de nuages de lacrymo, de camions de pompiers, le quartier était vachement anxiogène. De ma fenêtre, je voyais tellement de trucs brûlés, des chantiers, des voitures, des arbres… je voyais aussi les gyrophares des pompiers et de la police, les troupes d’un camp et de l’autre (policiers et manifestants/émeutiers) avancer et reculer. Le tout avec des insultes dans tous les sens. Les policiers aussi insultaient. Je les entendais crier « Enculés ».
Comment se sont passés les jours suivants ?
Ça a continué, mais je ne suis pas trop sorti. Je pense même que c’était de pire en pire. Que ce soit au niveau du nombre de voitures brûlées, de mortiers, des gaz lacrymogènes, ou juste de l’effectif qui avait doublé voire triplé des deux cotés. Il y avait beaucoup de gars qui n’étaient pas du quartier. Carrément, j’étais en appel avec toi toute la soirée et tu m’as entendu tousser à cause des gaz qui remontaient jusqu’à ma fenêtre. Jeudi, c’était quand même la pire soirée de la semaine, l’anarchie totale. Il y avait même des filles dans ces émeutes. En parlant de fille, sur Twitter, j’ai vu des flics arracher le voile de l’une d’elles, à deux rues de chez moi, comme ça sans justification. Il y a plein de vidéos qui tournaient. Les gens se révoltaient à propos de certaines images, tandis que d’autres amusaient, comme celle du père qui a vu son fils, très jeune d’ailleurs, dans ces émeutes, l’a tiré par le bras et l’a balancé dans sa voiture pour le ramener à la maison. Il a dû bien se faire engueuler (rires, ndlr). Beaucoup de mamans allaient chercher leurs enfants.
La marche blanche, t’y as été ? C’était comment ? Et quel a été son effet ?
La marche blanche était vendredi. Je m’y suis rendu, surtout par curiosité. De base, à quatorze heures, tout était calme. On ressentait la tristesse de tout le monde. Puis, plus tard, d’un coup, ça a dérapé comme d’habitude. Entre temps, je suis rentré, mais ils ont sorti la Brav-M, le Raid, des hélicoptères et des drones. C’est un truc de fou quand même. Les émeutiers avaient à faire à des forces de l’ordres trois fois plus violentes que les autres jours, donc ils ont vite reculé. D’ailleurs pour moi, le rapport de force entre police et émeutiers était totalement démesuré. Les policiers étaient agressifs au possible. Les jeunes cassaient beaucoup de choses, des supérettes, des boulangeries, du mobilier urbain… C’est dommage parce que ça nuit directement au quartier et ça décrédibilise la cause. Puis même, c’est du pain béni pour tous les fascistes de droite et d’extrême droite, j’en ai vu sur Twitter lâcher des « voilà, c’est ça l’immigration et les arabes » et des milliers d’autres commentaires du genre. Souvent, ça allait jusqu’à l’appel au meurtre des gens comme nous, les noirs et les arabes. Pour revenir sur les dégradations, les boutiques Nike, les boutiques de luxe ou les grosses multinationales, là, je m’en fous royalement qu’elles se fassent piller. Toute l’année et depuis des décennies, les jeunes des quartiers, dont moi, on se fait chier dessus. Tous les problèmes de la France on dirait que c’est notre faute, on vit le racisme en permanence et ça ne dérange jamais personne. Donc, pour moi, toute cette frustration a besoin de sortir et elle le fait par ces actions. Puisque quand on tente le dialogue, ça revient à parler à un mur. Le but, c’est de faire comprendre qu’on en a marre et de faire entendre nos voix et nos problèmes ; et ça, je ne suis pas le seul à le dire.
Après le jour de la marche, samedi, il y avait encore beaucoup trop de policiers. Mais on ressentait que tout le monde était fatigué, les policiers, les émeutiers et les habitants. La nuit était beaucoup plus calme, il y avait beaucoup moins de bruits, quelques coups de mortiers de 22 heures à deux heures du matin et puis c’est tout. Je suis sorti la journée, j’ai senti l’odeur de cramé et vu les rues carbonisées. Mais franchement, c’était super calme, du moins chez moi, parce que j’ai vu que la situation s’était étendue dans tous le pays, surtout à Marseille.
Comment se caractérise ce racisme en France ? Peux tu raconter ton expérience personnelle ?
Je ne sais pas, y a tellement d’exemples, comme le profilage racial de la police, des vigiles et des contrôleurs. Les noirs et les arabes, on se fait contrôler presque en permanence, comme si on avait toujours volé quelque chose ou tous une arme ou de la drogue sur nous. On ne peut pas se balader sereinement, surtout quand on sait comment la police peut être bêtement agressive et provocatrice. Rien que la semaine dernière, j’étais avec un ami au Auchan de La Défense, un vigile, m’a attrapé à la sortie, accusé de vol et fait vider mon sac. J’ai dû aller chercher la caissière pour qu’elle lui dise que j’avais bien payé ces putains de nouilles, et ça devant tout le monde. Il y aussi des gens lambdas qui ont peur de nous juste en nous voyant. L’autre jour, je me suis assis à côté d’une vieille dame blanche dans le métro, elle a serré son sac comme si j’allais le lui voler. Ou bien quand je postule à des jobs pour lesquels je suis qualifié et qu’on me refuse sans explications alors que mon pote blanc sans expérience, lui, est pris. Pour se loger aussi, on galère. Même quand on fait preuve de toute la bonne foi du monde, on se fait chier dessus. Je le dis, la France, c’est mon pays, j’en suis fier et tout, mais les gens me font ressentir tous les jours que je n’y ai pas ma place.
Un point a retenu ton attention pendants ces émeutes ?
Oui, je pense que les réseaux ont eu une place énorme lors de ces événements. La France, sur Internet, était coupée en deux camps. Ceux qui défendaient la marche et la cause de Nahel, et ceux totalement contre, qui sont pour beaucoup super-racistes au vu des commentaires qu’ils laissaient comme « Un arabe de moins », « Vermine arabe », « Bougnoule »… Mais de l’autre côté, sans les réseaux, on aurait été dix fois moins informés. La police aurait pu commettre des tonnes de bavures et les couvrir, vu que ce sont eux qui rédigent les rapports dans lesquels ils ont tendance à mentir, comme l’a fait le tueur de Nahel. D’ailleurs, celui-ci hurlait « Je vais te tirer une balle dans la tête » et son collègue « shoot le » (des dires que l’IGPN n’a toujours pas confirmé, ndlr), et ça non plus ça n’est pas apparu dans leur premier rapport. Filmer, c’est notre seule défense contre la police. Chaque policier devrait être équipé d’une caméra embarquée qui filmerait toute la journée. En France, on recense, je ne sais pas combien de cas de violences policières et c’est seulement quand elles sont filmées qu’on les considère réellement, et on sait que ce n’est qu’une toute petite partie des bavures qui est filmée.
Est ce que la mort de Nahel a changé ou va changer quelque chose ? Quelles sont les perspectives ?
J’espère vraiment que les choses vont changer, pour lui et pour toutes les minorités de ce pays, parce que je pense aussi aux personnes LGBT qui sont aussi victimes de pas mal de discriminations par les mêmes personnes qui nous embêtent, nous les noirs et les arabes. Avec les fascistes du pays, qui sont de plus en plus nombreux chaque année, on a un vrai problème. Après, pour être honnête, je suis persuadé que ça ne changera pas, c’est trop facile pour les imbéciles de remettre la faute sur les minorités, et ces gens-là sont le poison qui va mener la France à sombrer dans l’extrême droite.