On se souvient des fameux vers sylvestres qui inaugurent La Comédie de Dante : « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai par une forêt obscure où la voie droite était perdue ». Cette ouverture poétique, où il est question de perdition, d’errance et de quête existentielle, pourrait très bien s’appliquer à l’œuvre de la Taïwanaise Una Ursprung, qui fait jusqu’au 6 juillet l’objet d’une belle exposition à la galerie PJ de Metz. Née en 1985 à Taipei, la capitale de Taiwan, la jeune femme suit dans cette même ville une formation à l’Université nationale des arts, avant de rejoindre l’École européenne supérieure d’art de Bretagne (France) dont elle sortira diplômée en 2011. Les paysages qu’elle brosse portent à chaque fois l’empreinte de ses pérégrinations : de Taipei à la Bretagne en passant par la Suisse et l’Alsace, où elle s’est finalement installée il y a quelques années et où se trouve aujourd’hui son atelier, à la lisière de la forêt.
Comme l’indique le titre de l’exposition, Gemstone Forest est une célébration de la vie sous toutes ses formes — minérale et végétale tout particulièrement. Et bien qu’il n’y soit jamais figuré, l’humain y est pourtant partout présent. Car dans l’œuvre de Una Ursprung, l’humain trouve toujours matière à se métamorphoser parmi les éléments naturels qui l’environnent. La forêt y est son lieu de prédilection, un motif décliné dans ses petites aquarelles et plus amplement encore dans ses huiles, où résonnent les sentiments et les tourments intimes de l’artiste. Ce sont en fait deux façons d’enfanter des mondes qui se rejoignent ici : d’un côté le fait de donner la vie, de l’autre celle de produire des objets relevant du régime de l’art. L’expérience de la parturition et l’expérience esthétique sont en effet toutes deux créatrices. Or il est plutôt rare que la maternité soit mise sur le devant de la scène, tant celle-ci a semblé contraire à la condition même de l’artiste, à sa liberté, à son besoin de rester disponible au monde et à soi-même. En somme, entre la maternité et une carrière artistique, les femmes artistes ont été longtemps contraintes de choisir, plutôt que de concilier les deux.
La jeune femme n’a évidemment pas échappé à ce dilemme, appréhendant toute la période de gestation avec crainte, comme si elle annonçait une longue phase d’aliénation et d’enfermement. « Tout d’abord, la même pensée, chaque jour, me donnait l’impression d’être perdue dans une forêt sombre et ennuyeuse, sans fin. », déclare-t-elle dans la vidéo réalisée pour les besoins de l’exposition. Ce qui se traduit, dans ses toiles, par des horizons obstrués par des rangs d’arbres interdits, aux tons obscurs et sans ouverture sur le ciel. Mais à la naissance de son enfant, en 2022, l’artiste découvre, stupéfaite, le « miracle de la vie » selon ses termes, émanant de son propre corps. Événement physique aussi bien que métaphysique, la parturition est ainsi le sujet sous-jacent de ses toiles, et c’est ce changement perceptif qu’elle souhaite saisir et dont témoigne la série présentée à la galerie PJ : « Comme des pierres ordinaires le long d’un chemin dans la forêt qui commenceraient à montrer leur éclat caché, ces petits changements quotidiens deviennent incroyablement précieux et uniques. A travers mes peintures, j’essaie de capturer ce moment où l’on bascule de l’ordinaire à l’extraordinaire. », confie-t-elle.
Prenons par exemple Everything I’ve Guarded (2024), qui s’affirme d’emblée au sein de l’espace d’exposition par son format imposant (140 x 220 cm) et sa composition axiale circulaire. Constituée de deux toiles réunies dans un continuum figuratif, l’œuvre joue de la symétrie entre les éléments figurés de part et d’autre de l’axe central. « Le titre signifie que je détiens dans mes mains ce que j’ai de plus précieux », précise la plasticienne. À travers les pierres disséminées autour d’un lac, c’est l’enfant né qui est métaphorisé et se révèle le bien le plus précieux de son existence. Il s’agit de donner forme à l’instant, de savoir apprécier le présent qui nous est donné à vivre, d’en avoir pleinement conscience. D’où la primeur donnée dans ses toiles au premier plan qui se tient au-devant du spectateur et où s’illuminent les couleurs fauves et claires des pierres précieuses. Le passage du temps se matérialise par le choix de recourir à des diptyques creusant des écarts perceptifs à travers le rapprochement des toiles. Il s’agit alors de faire varier les points de vue à partir d’une même réalité, d’éprouver la relativité de toute expérience humaine et de prendre acte des infimes changements qui se manifestent au quotidien. Ce à quoi servent notamment ses délicates aquarelles avec collages, sortes d’esquisses préparatoires chargées d’enregistrer ces subtiles variations, ce renouvellement permanent au sein de la répétition. Au spectateur ensuite de se frayer par le regard un chemin au sein de cette forêt universelle, où la matière, la physis, vient faire écho à une part de nous-même enfouie, oubliée sous les strates de la civilisation. Et qui est par conséquent à rechercher, en vue de parvenir à une intime réconciliation, l’humain faisant pleinement partie de la nature.