Son nom la prédestinait sans doute à voir les choses en grand. Les installations au format XXL ont en tout cas largement contribué à faire connaître l’œuvre de Katharina Grosse dans le monde entier. Au tour du Centre Pompidou-Metz de lui consacrer une exposition d’envergure, Déplacer les étoiles, où la peinture excède les limites matérielles du lieu.
Née en 1961 à Fribourg-en-Brisgau, Katharina Grosse évolue dans un milieu éclairé, au sein d’une région industrielle, la Ruhr, marquée par la présence de la classe ouvrière. Sa mère est artiste et son père, recteur de la toute récente université de Bochum, construite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La jeune fille évoluant dans un environnement familial qui encourage la curiosité intellectuelle, elle fait un séjour à Paris où elle découvre les toiles de Géricault et Delacroix, sans oublier Matisse, dont l’emploi des couleurs lui fera forte impression. Ce n’est qu’à l’âge de 19 ans, qu’elle se décide à entreprendre une carrière artistique. Elle rejoint alors l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, où ont enseigné les plus grands artistes allemands de ces dernières décennies, comme Joseph Beuys, Sigmar Polke, Gerhard Richter ou Anselm Kieffer, avec lequel elle partage le sens de la monumentalité. Insatisfaite de sa pratique, elle a le sentiment que les possibilités de la peinture sont réduites par la tradition du cadre et des cimaises. Pour elle, la peinture peut offrir une expérience sensible de l’espace qui se distingue de celle de l’architecture. Une réflexion que la jeune femme approfondit dans les années 1990 au contact de l’Italie et de ses fresques murales, mais qui aurait pu très bien être alimentée par d’autres occurrences au sein de l’histoire des cultes et des arts, des grottes de Lascaux au muralisme mexicain en passant par les iconostases orthodoxes grâce auxquelles le fidèle marche littéralement dans les images. Conséquence de cette réflexion critique : Katharina Grosse troque ses pinceaux pour la bombe aérosol, et le canevas pour une intervention réalisée directement sur les murs. Ce virage dans son œuvre se manifeste en 1998 avec le Green Corner pour la Kunsthalle de Berne (Suisse), où le vert vire au noir dans l’angle de la pièce, comme calciné. De nouveaux principes techniques et esthétiques sont ainsi posés et mis en pratique dans son œuvre future : absence d’intermédiaire entre l’artiste et le lieu, recours à des couleurs industrielles, utilisation d’un pistolet pulvérisant qui lui permet d’atteindre des endroits inaccessibles et, plus encore, de mettre en relief les irrégularités d’une surface.
Synthétisant cette approche, l’exposition du Centre Pompidou-Metz se déroule en trois temps. On pénètre dans la chambre à coucher que l’artiste occupait dans son appartement de Düsseldorf et qu’elle s’est résolue à repeindre à la bombe en 2004. La pièce, à échelle 1, est installée dans le hall d’entrée : autour d’un lit découvert, couvertures et draps retournés, froissés, comme si Grosse venait de le quitter, reposent une pile de livres accumulés (on y reconnaît notamment des ouvrages de Virginie Despentes), des fringues étendues au sol. Autant d’indices prélevés dans la vie intime de l’artiste puis mises à l’épreuve (sensible) de la peinture, des jets de couleurs qui les recouvrent, en atténuent la familiarité, tracent de nouvelles découpes au sein d’un espace matériel déterminé. Le parcours se poursuit à l’intérieur de la Grande Nef, l’espace idéal pour accueillir les deux autres propositions spectaculaires de Katharina Grosse. La première, particulièrement poétique, consiste en un arbre suspendu, toutes racines déployées, qui se tient magiquement comme en apesanteur devant nous (il aurait été transporté tel quel depuis une forêt de Moselle). Comme pour Bedroom, Grosse superpose des univers disparates, mêlant le vivant au goût de l’artifice et de l’artefact, l’arbre étant enveloppé ici de tentures blanches, grandes voiles déployées en promesse d’un envol. L’installation, particulièrement troublante à l’ère de l’anthropocène, rappelle aussi le travail d’Henrique Oliveira au Palais de Tokyo.
Puis se découvre l’installation née à Sydney que la plasticienne a actualisé au Centre Pompidou-Metz. Composée de 8 250 mètres carrés de tissu suspendu et teinté à la bombe aérosol, le dispositif tend à s’identifier au lieu même qui l’accueille, à se confondre avec lui : ses immenses drapés s’élèvent jusqu’au plafond, s’étendent sur toute la surface disponible du lieu. Le public a tout loisir de pénétrer dans cette caverne de couleurs, de s’y perdre même, cheminant sur les tissus qui recouvrent le sol. Certaines courbes dessinées par les drapés font voyager les matières, rappelant les formes reprises tout à la fois par la pirogue, les vagues et le Mont Fuji dans la célèbre estampe d’Hokusai. La divagation de l’espace prend alors le pas sur celle, matérielle et rationnelle, de l’architecture. Cette volonté de dépasser le périmètre du lieu – de décrocher les étoiles, en écho au titre de l’expo – est perceptible aussi dans les amas de couleurs qui recouvrent le sol, cette fois-ci à l’extérieur du bâtiment. Sur le parvis des Droits de l’Homme, l’installation se poursuit, infiniment. Comme pour inviter le spectateur à rejoindre le dehors pour y prolonger le rêve de toucher le ciel.