Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud accueillent de nouveaux alliés dans une sphère d’influence dont on peine à mesurer la pertinence

L’expansion des Brics

d'Lëtzebuerger Land vom 01.09.2023

Coucou le revoilà. Le « club de pays émergents » connu sous l’acronyme anglais de Brics, désignant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du sud, après avoir suscité l’intérêt au début des années 2000, sort d’une longue éclipse et passe à l’offensive. La grande décision de son quinzième sommet, qui s’est achevé à Johannesburg le 24 août, aura été d’élargir le groupe à six nouveaux pays à partir du 1er janvier 2024 pour peser encore plus sur la scène mondiale.

Le « concept » de Bric a été créé en 2001 par un économiste de Goldman Sachs voulant créer un fonds dédié aux pays émergents les plus prometteurs et y drainer l’argent d’investisseurs soucieux à la fois de rendement et de diversification. Ce n’est qu’en 2009 que les quatre pays concernés (rejoints fin 2010 par l’Afrique du sud) se sont constitués en « club » tenant un sommet annuel. L’objectif initial était de mieux faire entendre la voix des grands pays émergents qu’au sein du G20, dont ils sont pourtant tous membres, en créant un nouveau bloc pouvant contrebalancer l’influence du G7. Les Brics souhaitaient renforcer leur coopération, favoriser l’utilisation entre eux de leurs devises nationales pour échapper au dollar1 et envisageaient déjà une monnaie commune.

Le projet, très séduisant et accueilli avec enthousiasme, s’est rapidement heurté à la forte hétérogénéité des économies des membres et à des divergences politiques (voire des conflits) aggravées par les différences de régimes politiques. Il a quand même donné naissance en 2014 à la Nouvelle Banque de Développement, dont le siège est à Shanghaï, une soi-disant alternative possible à la Banque mondiale et au FMI pour l’obtention de crédits. Fait révélateur de l’échec relatif des Brics première version, Goldman Sachs a fermé dès 2015 son fonds dédié en raison du manque d’intérêt des investisseurs.

Pourquoi ce renouveau en 2023, alors que la banque américaine considérait que le concept tomberait rapidement à l’eau en raison des difficultés économiques du Brésil et de la Russie ? Sur le fond, les choses n’ont guère changé. Les Brics sont toujours un club informel, sans structure permanente ni même un accord de libre-échange. Les cinq pays ont toujours des économies très disparates en termes de taille, et, sur de nombreux critères-clés, persistent dans leurs mauvais classements. En termes de PIB nominal, les cinq Brics cumulent actuellement 26 200 milliards de dollars soit 26 pour cent de la richesse mondiale, un peu plus que les États-Unis (25 462 milliards, 25,2 pour cent) et bien davantage que l’UE (16 642 milliards, 16,5 pour cent).

Mais en leur sein la Chine pèse d’un poids écrasant (69 pour cent du club, contre 1,5 pour cent pour l’Afrique du sud). Et le paysage change totalement quand on s’intéresse au PIB par habitant. Selon la Banque Mondiale, la Russie est le pays le mieux loti avec 15 345 dollars courants, devant la Chine avec 12 720 dollars. Seuls ces deux pays peuvent être qualifiés de « pays à revenu élevé » (la Chine, de justesse). Le Brésil, qui arrive ensuite avec 8 920 dollars, suivi de l’Afrique du sud avec 6 775 dollars, appartiennent à la catégorie « revenu intermédiaire supérieur ». L’Inde est à la traîne avec 2 390 dollars, soit un « revenu intermédiaire inférieur ». Par comparaison, le PIB par habitant est de 76 400 dollars aux États-Unis, 37 150 dollars dans l’UE (126 400 au Luxembourg) et de 33 815 dollars au Japon. Deux pays se révèlent très inégalitaires avec un coefficient de Gini de 0,63 en Afrique du sud et de 0,53 au Brésil. Les trois autres se situent entre 0,36 et 0,38, moins bien que dans l’UE (0,3) mais mieux qu’aux États-Unis (0,4).

Au palmarès mondial de l’Indice de développement humain (IDH) établi sur 191 pays, les Brics se trouvent particulièrement mal classés : la Russie est 52e, la Chine 79e, le Brésil 87e, l’Afrique du sud 109e et l’Inde 132e. Pour mémoire, la Belgique pointe à la treizième place, le Luxembourg à la 17e et la France à la 28e. Quant au classement établi sur la corruption perçue (indice CPI sur 180 pays), les Brics y occupent des places catastrophiques : la 62e pour la Chine, la 72e pour l’Afrique du sud, la 85e pour l’Inde, la 94e pour le Brésil, la Russie apparaissant sans surprise au 137e rang d’un triste palmarès où le Luxembourg est dixième. De quoi ternir la réputation du club.

Depuis l’origine on s’interroge sur l’affectio societatis entre des membres aussi divers. Quels intérêts stratégiques rassemblent les Brics ? Ont-ils une vision du monde identique ? Le journaliste Janan Ganesh du Financial Times n’y va pas par quatre chemins. Pour lui le ciment est constitué par les griefs accumulés par les membres du club contre la primauté de l’Occident et les préjudices qu’il leur a causés dans le passé. Ce ressentiment serait attisé par la Chine, leader informel par son poids politique, économique et financier, qui s’est assuré de la fidélité d’une Russie affaiblie, mais dont les initiatives, un peu trop marquées par son propre intérêt, ne sont pas forcément bien vues par les trois autres.

L’élargissement va sans doute renforcer la domination chinoise et créer un ensemble encore plus hétéroclite où les démocraties seront encore moins bien représentées. Le 1er janvier 2024, les Brics accueilleront six membres supplémentaires avec l’arrivée officielle à partir du 1er janvier 2024 de l’Arabie saoudite, de l’Argentine, de l’Égypte, des Émirats arabes unis, de l’Éthiopie et de l’Iran. On ignore encore quel nom portera le nouvel ensemble, peut-être Brics+. Les critères d’admission ont été révélés par Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie. Ils sont spécialement vagues. Selon lui, « le poids, l’autorité et la position d’un pays candidat sur la scène internationale » ont été les principaux facteurs pris en considération, avec naturellement « le partage d’une vision commune », fondée sur « la défense de la multipolarité, l’action en faveur de relations internationales plus démocratiques et équitables, et la mise en avant du rôle croissant du Sud mondial dans les mécanismes de gouvernance mondiale ».

Le poids des six nouveaux arrivants n’est pas négligeable : ils totalisent 3 240 milliards de dollars de PIB, soit un peu moins que celui de l’Inde (3 530). Ce montant permettra d’accroître de 12,4 pour cent le PIB total des Brics, et de parvenir à une richesse cumulée de 29 440 milliards de dollars, soit plus de 29 pour cent de la richesse créée en un an sur la planète. Le nouveau club comprendra les plus gros producteurs de pétrole du monde et aura un fort ancrage en Asie et en Amérique latine mais aussi en Afrique (avec trois pays de ce continent, rassemblant 289 millions d’habitants). De quoi peser significativement sur la géopolitique mondiale et faire contrepoids à l’Occident et au Japon.

Mais comme pour les membres actuels, la variété des tailles et des situations politiques et économiques des nouveaux arrivants ne va faciliter leur coopération, d’autant que la création d’instances permanentes ne semble pas à l’ordre du jour. De plus, l’UE est bien placée pour le savoir, l’augmentation du nombre de participants rend plus difficile la réalisation de projets communs. Malgré cela, l’élargissement ne s’arrêtera pas là. À terme, une quarantaine de pays pourraient se joindre au « club des Onze ». Vingt-deux candidatures ont déjà été déposées, à la grande satisfaction de la Chine, toujours soucieuse d’attirer de nouveaux acteurs dans sa sphère économique et politique.

Faillite sportive

Les Championnats du monde d’athlétisme qui se sont achevés dimanche 27 août à Budapest ont réservé leur lot de surprises, comme la disparition totale de l’Allemagne du tableau des médailles dans ce sport. Mais les Brics n’ont pas brillé non plus. Les Russes ayant été exclus de la compétition, les quatre restants (ou plutôt les trois, car l’Afrique du sud est rentrée bredouille) n’ont récolté que quatre médailles au total, dont une seule en or, pour l’Inde. Comment expliquer que trois pays comptant ensemble plus de trois milliards d’être humains soient aussi faibles sur le plan sportif ? La comparaison est cruelle avec la Jamaïque, qui abrite à peine trois millions d’habitants, soit mille fois moins (!) que la Chine, l’Inde et le Brésil réunis, et a néanmoins rapporté de Budapest douze médailles, dont trois en or.

Pour la Chine et le Brésil le problème semble circonscrit à l’athlétisme, car aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2021, tous sports confondus, la Chine avait terminé deuxième du palmarès des médailles et le Brésil douzième. Les Russes arrivaient en cinquième position. En revanche l’Inde (48e) et l’Afrique du sud (52e) figuraient déjà dans les profondeurs du classement.

La carpe et le lapin

L’élargissement annoncé du club des Brics va accentuer son hétérogénéité et ne va pas permettre d’en « remonter le niveau ». En termes de PIB nominal, les nouveaux admis sont très dissemblables. Il existe un écart de un à neuf entre le PIB de l’Arabie saoudite (17e rang mondial) et celui de l’Éthiopie (62e). L’écart est de un à cinquante-deux pour le PIB par habitant entre les Émirats et l’Éthiopie ! Trois pays peuvent être classés dans la catégorie des « revenus élevés » (Émirats, Arabie saoudite et Argentine), deux dans celle des « revenus intermédiaires supérieurs » (l’Iran et l’Égypte, de justesse), l’Éthiopie figurant sans surprise dans les pays « à faible revenu ». Par ailleurs, l’Iran, l’Argentine et l’Arabie saoudite sont des pays inégalitaires avec un coefficient de Gini compris entre 0,41 et 0,46.

Ces écarts se retrouvent logiquement dans l’Indice de Développement Humain. Si les Émirats (26e) et l’Arabie saoudite (35e) font plutôt bonne figure, l’Argentine n’est que 47e, l’Iran 76e, l’Égypte 97e, l’Éthiopie occupant une peu glorieuse 175e place (sur 191 pays). En ce qui concerne l’indice de corruption CPI, les Émirats (27e) et l’Arabie saoudite (52e) sont mieux placés que les Brics, mais que dire des autres nouveaux : l’Argentine est ex-aequo avec l’Éthiopie au 94e rang, l’Égypte est au 130e et l’Iran au 147e. Finalement, pour l’IDH comme pour le CPI, sept pays sur les onze du nouveau groupe se trouvent dans la deuxième partie du classement.

Georges Canto
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