La tarification du carbone et les politiques d’atténuation d’émissions de gaz à effet de serre : enjeu numéro un

Cent milliards de dollars au soleil

Chez Ceratizit à Mamer
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 21.07.2023

Bilbao a été à l’honneur ces dernières semaines, et pas seulement pour avoir accueilli le 1er juillet le « Grand départ » du Tour de France. C’est dans la capitale économique du Pays basque que s’est tenue fin mai la septième conférence « Innovate4Climate », l’événement phare de l’action climatique du Groupe de la Banque mondiale. À cette occasion ont été présentés les résultats du rapport « State and Trends of Carbon Pricing ». Publié annuellement depuis dix ans il fait le point sur la situation et l’évolution de la tarification du carbone. Cette dernière doit inciter les ménages et les entreprises à réduire leur consommation d’énergie carbonée au profit des combustibles plus propres, tout en permettant d’engranger des recettes publiques supplémentaires.

La tarification carbone peut prendre deux formes, la taxation directe des émissions ou les systèmes d’échange de quotas d’émissions (SEQE). Un SEQE permet à de petits émetteurs de gaz à effet de serre de vendre à des gros émetteurs leurs unités d’émission excédentaires (ou « marges ») ce qui permet de limiter le volume global des émissions. La taxe carbone, quant à elle, attribue directement un prix au carbone en fixant un taux d’imposition des émissions. Au Luxembourg, elle s’élève à trente euros par tonne de CO2 depuis le 1er janvier 2023.

L’édition 2023 du rapport de la Banque mondiale était porteuse de deux bonnes nouvelles. La première était que, malgré une conjoncture économique difficile, les recettes ont atteint un montant record proche de cent milliards de dollars (95 milliards précisément) en 2022. Selon Jennifer Sara, directrice mondiale pour le changement climatique à la Banque mondiale, une autre bonne nouvelle dans le rapport est que les États privilégient désormais les politiques de tarification directe du carbone, donc la taxation, pour réduire les émissions. « Mais pour parvenir véritablement au niveau de transformation voulu, il faudra faire progresser considérablement la couverture et les prix » tempère-t-elle.

La chose semble être en bonne voie. Lors de la publication du premier rapport State and Trends of Carbon Pricing en 2013, à peine sept pour cent des émissions mondiales de CO2 étaient couvertes soit par une taxe carbone, soit par un SEQE. Aujourd’hui, c’est presqu’un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre (23 pour cent) qui sont couvertes, au moyen de 73 instruments différents, ce qui montre la variété des dispositifs. Le « marché » reste dominé par les pays à revenu élevé, avec de nouveaux instruments mis en place en Autriche, aux États-Unis et en Australie. Mais des pays comme le Chili, la Malaisie, le Vietnam, la Thaïlande et la Turquie travaillent à la mise en œuvre d’une tarification directe du carbone. 

Ces résultats confirment ceux d’une étude de l’OCDE publiée quelques mois auparavant, en novembre 2022, intitulée « Tarification des émissions de gaz à effet de serre : passer des objectifs climatiques à l’action en faveur du climat ». Elle a porté sur 71 pays, dont les 38 membres de l’organisation et ceux du G20. Plus de la moitié (39) sont dotés d’instruments de tarification explicite du carbone (SEQE ou taxe carbone), au niveau national ou infranational. En termes de couverture, l’OCDE indique que, « en 2021, un quart des émissions de gaz à effet de serre (EGES) des 71 pays étudiés relevaient d’un SEQE, d’une taxe carbone, ou des deux », un chiffre identique à celui de la Banque mondiale.

En termes de prix, entre 2018 et 2021, les « prix explicites » du carbone, c’est-à-dire directement issus des taxes carbone et de l’échange de droits d’émission ont en moyenne plus que doublé, pour s’élever à quatre euros par tonne d’équivalent CO2. L’OCDE calcule deux valeurs-clés, un « taux effectif sur le carbone » (TEC) brut et un autre net. Le TEC brut correspond à la somme des « prix explicites » et des droits d’accises sur les combustibles et carburants, qui constituent une forme implicite de tarification du carbone très ancienne et couramment employée, dans le transport routier notamment. Pour calculer le TEC net on doit retrancher les subventions aux énergies fossiles (appelées « prix négatif du carbone ») qui persistent pour des raisons conjoncturelles. En 2021 elles concernaient 22 pour cent des émissions de gaz à effet de serre, soit autant qu’en 2018. Mais en 2022, pour compenser la forte hausse des prix de l’énergie due à l’agression de la Russie contre l’Ukraine, plusieurs États ont été amenés à réduire leurs taxes énergétiques. Les ménages et les entreprises ont ainsi été protégés contre l’envolée des prix, mais la mesure a parfois fait reculer les « prix effectifs du carbone » dans certains pays, alors que le TEC net moyen avait augmenté dans deux tiers des pays entre 2018 et 2021, du fait de l’instauration de nouveaux systèmes de tarification ou du renforcement de ceux déjà en place.

Pour le Secrétaire général de l’OCDE l’australien Mathias Cormann, si le rapport « illustre la progression des parts d’émissions couvertes par les prix du carbone au cours de ces dernières années, la tarification du carbone n’est qu’une des nombreuses stratégies politiques dont les pays disposent pour réduire les émissions ». Pour atteindre la neutralité carbone, les pouvoirs publics peuvent également utiliser la réglementation, les incitations fiscales et les subventions en faveur des technologies propres. L’adoption de mesures adaptées aux situations nationales ou régionales est entièrement conforme aux dispositions de l’Accord de Paris en 2015. Mais les mesures sont trop disparates, ce qui peut nuire à leur efficacité. Pour Mathias Cormann, « notre objectif mondial commun de neutralité des émissions exige que nous conjuguions nos efforts ». En clair il faut que tout le monde tire dans le même sens.

C’est la raison pour laquelle, début février 2023, l’OCDE a lancé une nouvelle initiative, le « Forum inclusif sur les approches d’atténuation des émissions de carbone ». La réunion inaugurale a rassemblé 600 représentants de 133 pays qui totalisent ensemble plus de 90 pour cent du PIB mondial et environ 85 pour cent des émissions mondiales de carbone. Le Forum inclusif est conçu pour aider les différents pays à améliorer l’impact mondial de leurs efforts pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il doit permettre de définir les bonnes pratiques et d’indiquer aux États quelles sont les « politiques d’atténuation » les plus adaptées à leurs spécificités, tout en contribuant à atteindre les objectifs mondiaux. Pour optimiser l’impact mondial combiné de tous ces efforts individuels de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le Forum ne fixera pas de normes ou n’établira pas de classements. Il s’agit pour lui « de mettre à profit la solide expérience acquise par l’OCDE s’agissant de fournir des statistiques et des données, des cadres de mesure et des analyses fondées sur des éléments probants à des fins de comparaison internationale, et aussi de susciter un dialogue multilatéral inclusif qui s’étende bien au-delà des membres de l’organisation ».

Mesure d’impact

En France, le Conseil d’analyse économique, un think tank public, a publié en juin 2023 un document de quatorze pages intitulé « La tarification du carbone et ses répercussions le long des chaînes de valeur : le cas de la France ». Son objet était de mesurer l’impact de la tarification carbone sur l’économie. La taxe carbone est actuellement d’environ 45 euros par tonne de CO2 dans l’Hexagone (contre sept euros en 2014) et doit être portée à cent euros en 2030.

Il apparaît qu’une taxe carbone à cent euros par tonne sur les émissions de la production et de la consommation nationales ferait peser une charge limitée sur l’économie française. Les secteurs consommant relativement plus de carbone, donc les plus taxés, enregistreraient les plus fortes baisses de production, allant jusqu’à trente pour cent pour les plus touchés, le raffinage du pétrole et le transport aérien. Les secteurs à forte intensité d’émission, tels que la métallurgie, enregistreraient également des baisses, mais plus limitées, de cinq à dix pour cent de leur production. Au contraire, les secteurs à plus faible intensité d’émission progresseraient légèrement, avec la réallocation d’une partie de la main d’œuvre et des capacités de production depuis les secteurs les plus émetteurs vers les moins émetteurs. L’impact négatif d’une taxe carbone serait fortement atténué par la redistribution aux consommateurs des recettes fiscales générées, d’où une incidence marginale sur le bien-être français.

Mais dans le même temps, l’effet relativement faible de la tarification du carbone sur l’économie globale irait de pair avec un impact modeste sur le volume des émissions, dont la baisse resterait très insuffisante au regard des objectifs de neutralité carbone en 2050. Une taxe de cent euros/tonne n’induirait en effet qu’une réduction de 22 millions de tonnes des émissions de gaz à effet de serre, soit 5,4 pour cent des émissions de CO2 en 2022. Les auteurs du document, Isabelle Méjean et Niklas Schoch, estiment que la neutralité carbone est difficilement réalisable sans un important progrès technologique pour réduire l’intensité des émissions de la production (« croissance verte »), et/ou sans un changement radical dans les comportements des consommateurs (« décroissance »). Ils se montrent favorables à une utilisation ciblée des recettes de la taxation du carbone, de manière à soutenir la transition technologique dans les secteurs les plus fortement émetteurs.

Couverture et prix par secteurs

La pénétration de la tarification carbone est très différente selon les secteurs. Le transport routier est le plus concerné, avec 90,9 pour cent des émissions de gaz à effet de serre affectées d’un  « prix du carbone positif », devant la production électrique (64,4 pour cent), le transport non routier (56,5 pour cent), l’agriculture et la pêche (47,8 pour cent), le bâtiment (34,5 pour cent) et l’industrie (29,8 pour cent). Dans ce dernier cas la proportion est donc trois fois inférieure à celle du transport routier. Entre 2018 et 2021, la progression a été très nette pour l’électricité (+ 31 points) et l’agriculture (+ 14 points) mais modeste dans les autres secteurs. Les prix du carbone ont augmenté pour tous les combustibles fossiles, mais le transport routier est très impacté car les carburants utilisés dans cette activité sont soumis à un TEC net moyen élevé, 72 euros pour le gazole et 88 euros pour l’essence, soit douze à quinze fois plus que le charbon (6 euros).

Georges Canto
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