Le premier jour de l’été, le 21 juin, les 27 membres de l’UE se sont entendus non sans difficultés sur un onzième paquet de sanctions contre la Russie. Un aveu implicite de l’inefficacité des dix premiers trains de mesures, édictées en à peine un an.
L’imposition de sanctions économiques à un État dans l’espoir de le voir infléchir sa politique fait débat depuis au moins le Blocus continental décrété par Napoléon contre l’Angleterre, il y a plus de deux siècles. Elles sont généralement considérées comme peu efficaces, surtout quand elles touchent un pays très vaste et peu dépendant de l’extérieur. La Russie était déjà visée par des sanctions depuis 2014 et son annexion de la Crimée, sans grands effets pendant huit ans, jusqu’à son agression contre l’Ukraine.
En février 2022, les Occidentaux pensaient « mettre à genoux » financièrement la Russie en tarissant ses sources de devises issues des exportations de pétrole, de gaz et de matières premières. Il s’agissait aussi de faire chuter la demande intérieure des ménages et des entreprises en bloquant les importations et en incitant les entreprises occidentales à se retirer du pays.
Le résultat attendu était un écroulement rapide de l’économie de la Russie, rendant impossible la poursuite de son agression. En mars 2022 un officiel américain avait prévenu les Russes qu’ils allaient subir une division par deux de leur PIB. Le mois suivant le FMI prévoyait un PIB en baisse de 8,5 pour cent la première année de guerre, et de 17 pour cent en 2023.
En pratique, le PIB russe n’a reculé que de 2,1 pour cent en 2022, et au début juillet 2023 le FMI envisageait une croissance de 1,5 pour cent pour l’année en cours ! Le 2 août, constatant l’enlisement du conflit russo-ukrainien sur le terrain militaire, le Wall Street Journal l’élargissait au domaine économique dans un article intitulé « The West Attacked Russia’s Economy. The Result Is Another Stalemate ».
La résilience russe est principalement liée à deux facteurs. Le premier est l’organisation d’une véritable « économie de guerre » caractérisée par le poids des dépenses militaires qui bénéficient d’un financement illimité, selon les termes mêmes de Vladimir Poutine. Le second est le contournement presque systématique des mesures restrictives.
Les dépenses militaires représentent aujourd’hui 37,3 pour cent des dépenses publiques, contre 23 pour cent en 2022 et quatorze pour cent en 2011. La production de matériel de guerre a augmenté de trente pour cent en un an et la Russie produirait actuellement en un mois autant de munitions que pendant toute l’année 2022. Tous les domaines d’activité liés à la défense connaissent une forte progression (ordinateurs, électronique et optique +30 pour cent, vêtements spéciaux +76 pour cent). À ce « keynésianisme militaire » se sont ajoutées des hausses des salaires publics, des pensions (+10 pour cent) et des aides sociales, ce qui soutient la demande intérieure.
Les ressources financières de l’État ont augmenté de 28 pour cent, mais face à un déficit budgétaire de six pour cent du PIB le gouvernement a pu emprunter 44 milliards de dollars auprès de banques russes, et ponctionner cinquante milliards sur le fonds souverain russe le National Wealth Fund, créé en 2014 (soit un quart de ses actifs).
Le dispositif de sanctions connaît aussi de nombreux « trous dans la raquette » qui favorisent leur contournement. Des sanctions économiques à l’égard d’un pays ne peuvent être efficaces que si tous les autres les pratiquent. En l’occurrence seuls les États-Unis, le Canada, le Japon et les pays d’Europe en appliquent. Plus de cent pays n’ont pas accepté de le faire, et continuent de commercer avec la Russie, ce qui a fait dire que « l’Occident n’est plus obéi comme naguère ».
Parmi eux, la Chine et l’Inde jouent un rôle-clé : ces deux pays représentent désormais la moitié des débouchés russes pour le pétrole et le gaz. Les exportations de la Russie vers la Chine ont augmenté de 46 pour cent en 2022, et en mars 2023 Gazprom a annoncé des livraisons de gaz records à la Chine. Les prix sont confidentiels ; mais ils sont certainement très avantageux pour Pékin, en position de force pour négocier. Quant à l’Inde, ses achats à la Russie, essentiellement du pétrole, ont été multipliés par cinq entre mars 2022 et mars 2023.
Pas forcément pour sa « consommation personnelle », car il a pu être établi que le pétrole russe revenait en grande partie en Europe sous forme de produits raffinés, Singapour, les Émirats et la Turquie jouant, en plus de la Chine et de l’Inde, le rôle de « blanchisseurs » : En 2022, ils ont augmenté leurs achats de brut russe de 140 pour cent, tandis que leurs exportations de produits raffinés vers les pays occidentaux coalisés croissaient de 26 pour cent.
Le rôle de la Turquie reste ambigu. Début août, Poutine a demandé le soutien de son homologue turc Erdogan pour exporter ses céréales, mais en refusant de relancer l’accord, conclu sous l’égide d’Ankara, qui permettait les exportations agricoles ukrainiennes. Les Russes ont également créé en Turquie plusieurs centaines de sociétés commerciales et financières permettant de contourner les sanctions.
Parallèlement, la Russie cherche à attirer les investissements de ses nouveaux partenaires commerciaux sur son sol. Ils sont accueillis avec bienveillance dans l’industrie extractive (le champ pétrolifère de Kovitka en Sibérie intéresse les Chinois) mais aussi dans l’automobile ou les biens de consommation pour compenser le départ des Occidentaux.
Finalement, la Russie a réussi rapidement à réorienter ses chaînes de valeur et ses échanges vers l’Asie, région du monde très peuplée et qui connaît une croissance soutenue, tout en restant à l’écart des sanctions (sauf le Japon) ce qui rend « impossible de paralyser l’économie russe » selon Nicholas Mulder, de l’université de Cornell aux États-Unis. Conséquence logique : la balance russe des paiements courants a enregistré en 2022 un excédent record de 230 milliards de dollars, deux fois plus élevé que celui de l’année précédente.
Sur le plan financier, l’exclusion des banques russes du système Swift a été compensée par l’utilisation de son équivalent chinois CIPS. Le recours aux banques des pays du Golfe a permis de pallier le tarissement des financements occidentaux et la fuite des capitaux estimée à quarante milliards de dollars. Le « détournement de trafic » a pris une telle ampleur que le onzième paquet de mesures édictées par l’UE était centré sur la lutte contre le contournement des dix paquets de sanctions précédents.
Mais il faut également voir que les auteurs des sanctions avaient eux-mêmes créé un filet aux mailles très larges. Dès le départ, les pays européens se sont fixé deux limites : ne pas trop pénaliser la population russe et ne pas « se tirer une balle dans le pied » en nuisant à leurs propres intérêts. Certains secteurs ont été ainsi exclus du champ des sanctions, comme la pharmacie et l’agro-alimentaire. De nombreuses centrales nucléaires en Europe centrale et de l’est fonctionnant avec du combustible fourni par l’agence russe Rosatom, le nucléaire civil a été également mis de côté. Quant au gaz russe, certains grands pays européens comme l’Allemagne ont continué à en acheter.
Pour couronner le tout, 56 pour cent des entreprises multinationales présentes en Russie avant février 2022 y sont toujours présentes, principalement des sociétés américaines, allemandes et françaises (comme Leroy Merlin). En 2022, elles y ont réalisé 214 milliards de dollars de chiffre d’affaires, versant à l’État russe 3,5 milliards en impôts sur les bénéfices, ce qui leur vaut d’être dénoncées comme « sponsors de guerre » sur les réseaux sociaux. Au bout du compte, les échanges commerciaux entre la Russie et l’UE se sont effondrés mais n’ont pas disparu. Ils sont régulièrement compris entre trois et cinq milliards d’euros par mois.
Pour autant, l’économie russe commence à montrer des signes de faiblesse. Comme à l’époque de l’URSS, la priorité donnée aux dépenses militaires se fait au détriment d’autres dépenses publiques comme l’éducation, la santé et les infrastructures. Les productions civiles sont en baisse faute d’avoir réussi à remplacer rapidement certaines importations venues de l’ouest, de sorte que les deux tiers des entreprises industrielles dépendent toujours d’équipements importés. En avril, les groupes producteurs de pétrole et de gaz ont été taxés pour récupérer huit milliards de dollars, qui ne seront pas investis dans l’exploration et la production.
La pénurie de main d’œuvre, lancinante en Russie pour des raisons démographiques (le taux de fécondité est tombé à 1,38 enfant par femme, son niveau de 1993), a été aggravée par la mobilisation militaire (300 000 hommes au front) et l’émigration (1,3 million de moins de 35 ans ont fui leur pays). Comme elle ne peut être contournée par un recours à l’immigration, elle pèse sur la production militaire et oblige à ponctionner des salariés dans les autres secteurs, ce qui aggrave encore la situation de ces derniers. La pénurie de biens et de personnel alimente l’inflation, une poussée à 4,5-6,5 pour cent étant prévue d’ici la fin de l’année, ce qui a obligé la banque centrale à maintenir ses taux à un niveau élevé de 7,5 pour cent.
À l’extérieur, les choses ont aussi changé. Le ralentissement économique mondial affecte les quantités et les prix du pétrole et du gaz. Les recettes d’exportations énergétiques devraient passer de 340 milliards de dollars en 2022 à 200 milliards en 2023 (soit -41,2 pour cent) pour se stabiliser en 2024. L’excédent de la balance commerciale connaît une chute de 80 pour cent et le rouble ne cesse de perdre de sa valeur (moins un tiers par rapport à l’euro en 2023).
La situation de l’économie russe telle qu’elle se présente à l’été 2023 semble difficile à tenir sur la durée. L’erreur a été de croire que des sanctions, par ailleurs très imparfaites, pourraient asphyxier l’économie russe dans un court délai. Selon Sergei Guriev, ancien conseiller du gouvernement russe, aujourd’hui en poste à Sciences Po Paris, « elles ont commencé à limiter la capacité de Poutine à financer la guerre, mais elles n’y ont pas mis un coup d’arrêt ». Les principaux effets des sanctions (retard technologique, incapacité à innover et à se moderniser) ne se feront sentir qu’à moyen terme, au minimum dans trois à cinq ans. Ce qui ne laisse pas espérer une issue prochaine du conflit avec l’Ukraine.
Avalanche de sanctions
La Russie est devenue le pays le plus sanctionné au monde, avec un total de 14 153 mesures restrictives en vigueur, désormais loin devant l’Iran (4 268 mesures). Selon la plateforme de surveillance des sanctions Castellum.AI, 11 458 sanctions ont été édictées depuis février 2022, soit 81 pour cent du total. Ce chiffre impressionnant s’explique par le fait que la grande majorité de ces sanctions visent des individus. À commencer par plus d’une centaine d’oligarques privés de la jouissance de leurs avoirs à l’étranger : quelque 7,5 milliards d’euros ont été gelés en Suisse et 19 milliards d’euros dans l’UE, dont 2,5 milliards au Luxembourg. Seule une petite partie des sanctions a frappé des entités telles que des entreprises ou des organismes publics, comme plusieurs médias russes interdits de diffusion ou la Banque centrale de la Fédération de Russie dont 200 milliards d’euros d’avoirs sont gelés dans les banques des pays de l’UE.