Les médias qui ont rendu compte de la quatorzième édition du Global Wealth Report (GWR) du Credit Suisse, publié la semaine passée et pour la première fois sous la bannière de l’UBS, se sont surtout intéressés à la partie relative aux millionnaires. Un choix très réducteur car cette étude est la seule au monde à prendre en compte la richesse de l’ensemble des ménages de la planète, plus exactement du nombre d’adultes de plus de quinze ans, soit près de 5,4 milliards de personnes. C’est aussi la seule qui, contrairement aux études de référence sur les personnes fortunées, comme celle de CapGemini sortie le 1er juin, considère la totalité du patrimoine y compris l’immobilier.
Le document publié le 15 août, riche de 76 pages, réserve, comme ses prédécesseurs, son lot de surprises. La richesse totale des adultes dans le monde (leur patrimoine privé net, après déduction des dettes) s’élevait à 454 400 milliards de dollars américains courants fin 2022. Première surprise, on a constaté l’année dernière une légère baisse en valeur nominale (–11 300 milliards soit –2,4 pour cent) pour la première fois depuis 2008, à cause de l’appréciation du dollar par rapport à plusieurs autres devises. En raisonnant à taux de change constants (base 2021), elle aurait augmenté de 3,4 pour cent, ce qui aurait constitué la plus faible hausse depuis quinze ans. Mais en tenant compte d’une inflation moyenne de six pour cent, on parvient à nouveau à une diminution de 2,6 pour cent, essentiellement due à la baisse de la valeur des actifs financiers, tandis que les actifs non financiers (principalement l’immobilier) ont continué à s’apprécier.
Deuxième surprise, la baisse des inégalités au niveau mondial, telle qu’elle peut être observée sur une longue période au moyen de la richesse moyenne par adulte. Entre 2000 et 2022, elle a augmenté au rythme moyen annuel de 4,86 pour cent dans le monde. Mais la croissance a été plus faible que la moyenne dans les zones les plus riches de la planète, l’Europe (4,71 pour cent), l’Amérique du nord (4,43 pour cent) et en Asie-Pacifique, hors Chine et Inde (4,06 pour cent). En revanche, la progression a été plus nette dans les régions plus pauvres ou les pays émergents, en Amérique latine (6,32 pour cent), en Afrique (6,67 pour cent), en Inde (7,49 pour cent) et surtout en Chine (12,21 pour cent). Un autre indicateur de cette tendance à la réduction des inégalités est la (modeste) diminution de la part de la richesse totale contrôlée par les un pour cent les plus riches. Depuis 2000, elle a régressé de 0,36 pour cent dans le monde, avec une baisse plus marquée en Amérique latine (–0,72 pour cent), tandis qu’en Europe, en Afrique et en Asie-Pacifique, elle était comprise entre –0,26 et –0,3 pour cent.
Raisonner en termes de moyenne est simple et pratique, mais se révèle inadapté quand on a affaire à des séries statistiques très dispersées comme c’est le cas pour les revenus et les patrimoines. Travailler sur la richesse médiane, beaucoup plus faible que la richesse moyenne, est non seulement plus pertinent, mais aussi riche de nombreux enseignements. En 2022, la richesse médiane mondiale par adulte s’élevait à 9 200 dollars. Elle n’était que de 1 590 USD en 2000, en valeur nominale, soit une multiplication par 5,8, équivalant à une croissance annuelle « lissée » de 8,3 pour cent. Dans le même temps, la richesse moyenne a connu un taux de croissance annuel de 4,9 pour cent seulement. De plus la richesse médiane a augmenté à un rythme assez régulier, le seul revers s’étant produit en 2020 pour cause de pandémie, ce qui contraste avec la richesse mondiale par adulte, qui a mis deux ans à se remettre de la crise de 2007-2008. En toute logique, l’écart entre les deux valeurs s’est réduit. En 2000, la richesse médiane pesait cinq pour cent de la moyenne, aujourd’hui elle en représente 10,2 pour cent.
Pour les statisticiens cette évolution est le signe d’une forte tendance générale à la réduction des inégalités, mais elle ne s’exprime pas dans tous les pays et les zones géographiques. La croissance de la richesse médiane a été particulièrement forte, par rapport à la richesse moyenne, en Belgique, au Canada, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suisse, des pays où les inégalités de patrimoine sont plutôt faibles. Comme preuve, la part de la richesse des un pour cent les plus fortunés y a baissé depuis 2000. À noter que la Belgique arrive en tête de la richesse médiane par personne dans le monde avec 250 000 dollars devant l’Australie. En revanche, la richesse moyenne a augmenté plus rapidement que la richesse médiane depuis 2000 dans des pays comme les États-Unis, la Chine et l’Inde, ce qui révèle un creusement des inégalités. Dans les trois cas (surtout en Chine) on observe une augmentation de la part de la richesse détenue par les un pour cent les plus riches.
Le nombre de millionnaires en dollars dans le monde a diminué de 3,5 millions en 2022 pour atteindre 59,4 millions de personnes en fin d’année, ce total comprenant 4,4 millions de « millionnaires de l’inflation » qui ne seraient pas dans ce groupe si le seuil d’éligibilité avait été ajusté à l’inflation en 2022. La baisse aurait été, dans ce cas, de 7,9 millions de personnes soit 12,6 pour cent de moins par rapport à 2021, une chute inédite qui constitue une nouvelle surprise. L’Amérique du Nord est à l’origine de 80 pour cent de cette baisse. Le total des millionnaires représente 1,1 pour cent de tous les adultes. Le seuil d’un pour cent a été franchi pour la première fois en 2020. Il s’agit pour l’essentiel de « petits millionnaires », près de 87 pour cent d’entre eux détenant moins de cinq millions de dollars de patrimoine net (résidentiel inclus). Mais on compte aussi parmi eux 243 000 « ultra-riches » qui détiennent plus de cinquante millions de dollars de patrimoine. Malgré une baisse de 8,5 pour cent en 2022, leur nombre a été multiplié par quatre depuis 2008, date de la première édition du GWR.
Les millionnaires sont toujours plus fortunés, leurs avoirs ayant quintuplé en valeur nominale depuis 2000, pour atteindre 208 300 milliards USD en 2022, soit 45,8 pour cent de la richesse totale contre 35 pour cent deux décennies plus tôt. Ils sont très concentrés géographiquement avec 42 pour cent résidant en Amérique du Nord, 27 pour cent en Europe et 17 pour cent en Asie-Pacifique, hors Chine et Inde. Une surprise est apparue cette année dans le palmarès des pays par nombre de millionnaires. En effet, la France, avec 2,821 millions d’adultes fortunés (2,56 millions à taux de change constant) se positionne en troisième position mondiale derrière les États-Unis et la Chine. Ce pays devance pour la première fois l’Allemagne, le Japon et le Royaume-Uni. Une place due au fait que les ménages français détiennent une part plus élevée qu’ailleurs en immobilier, dont les prix ont continué à croître en 2022.
Les auteurs du rapport observent que, contrairement à la base de la pyramide des richesses, qui se caractérise par une grande variété de personnes de tous les pays et à toutes les étapes du cycle de vie, « les millionnaires ont tendance à partager des modes de vie similaires – participation aux mêmes marchés mondiaux pour les produits de luxe, les vacances et les possibilités d’éducation pour leurs enfants, par exemple, même lorsqu’ils résident sur des continents différents ». Leurs patrimoines ont également tendance à se ressembler, avec une proportion élevée d’actifs financiers. Selon les projections du Credit Suisse-UBS, la richesse mondiale augmentera de 38 pour cent au cours des cinq prochaines années, pour atteindre 629 000 milliards de dollars en 2027, soit une moyenne de 110 270 dollars par adulte, avec les pays à revenu intermédiaire comme principal moteur de la croissance. Le nombre de riches augmentera bien plus vite : celui des millionnaires atteindra 86 millions (+44,8 pour cent) tandis que le nombre d’individus très fortunés (UHNWI) s’élèvera à 372 000 (+53 pour cent).
Le vrai palmarès des millionnaires
Curieusement, le Global Wealth Report ne présente le palmarès des millionnaires par pays qu’en valeur absolue. Un calcul en proportion de la population est plus pertinent et réserve des surprises. Il a été réalisé sur 18 pays cités dans le rapport, représentant 88,4 pour cent de la richesse des millionnaires. Le record va à la Suisse où 12,6 pour cent des habitants sont millionnaires, loin devant l’Australie (7,2 pour cent), les États-Unis (6,8 pour cent), les Pays-Bas (6,7 pour cent) et Hong-Kong (6,5 pour cent) pour se limiter aux cinq premiers. Dans le Top 10, on trouve aussi Singapour, le Canada, la France, l’Allemagne et Taïwan. En revanche la Chine et l’Inde sont bons derniers, avec une proportion de millionnaires dérisoire par rapport à leur population (respectivement 0,4 pour cent et 0,1 pour cent).
Les quatre étages de la pyramide
Une présentation courante de la répartition de la richesse mondiale est un découpage en quatre niveaux. En considérant les « deux bouts de l’omelette » on rencontre, tout en haut, les détenteurs d’un patrimoine net supérieur à un million de dollars. Ils représentent 1,1 pour cent des adultes et détiennent 45,8 pour cent du patrimoine total. Tout en bas, plus de la moitié des gens (52,5 pour cent) détiennent moins de 10 000 dollars et se partagent 1,2 pour cent de la richesse (moyenne de 1 881 dollars).
Les deux segments intermédiaires méritent l’attention. Le total de leurs membres (2,486 milliards) approche celui des plus pauvres (2,818 milliards). Celui qui couvre les personnes dont la richesse se situe entre 10 000 et 100 000 USD a vu sa taille multipliée par 3,7 depuis 2000 pour atteindre 1,844 milliard de personnes à la mi-2022, soit environ un tiers du total. C’est le résultat de la prospérité des économies émergentes, en particulier de la Chine. Il reflète l’apparition et l’expansion de la classe moyenne dans le monde en développement. Dans ce groupe, dont les actifs totaux sont de 61 900 milliards de dollars (13,6 pour cent du total) la richesse moyenne est de 33 568 USD.
De son côté le segment moyen-supérieur, avec une richesse allant de 100 000 USD à un million USD, a également triplé de taille depuis 2000 et représente aujourd’hui 642 millions de personnes (douze pour cent du total) possédant des actifs nets de 178 900 milliards de dollars, soit 39,4 pour cent de la richesse mondiale, plus de trois fois leur proportion de la population adulte. La classe moyenne riche des pays développés appartient généralement à ce groupe. Sur le plan géographique, les deux « segments du milieu » de la pyramide médiane se caractérisent par la domination de la Chine, qui représente 36 pour du total des membres, contre dix pour cent pour l’Inde, sept pour cent pour l’Amérique latine et seulement quatre pour cent pour l’Afrique.
Une nouvelle surprise surgit en analysant le « segment du bas ». Comme on pouvait s’y attendre, dans de nombreux pays à faible revenu, plus de 80 pour cent de la population adulte se situe dans cette tranche de patrimoine, de manière durable voire définitive. Mais il apparaît aussi que dans les économies avancées, environ trente pour cent des adultes appartiennent à cette catégorie ! Toutefois pour la majorité de ces personnes, la présence est temporaire, en raison de périodes de chômage ou d’une phase du cycle de vie (jeunesse ou vieillesse).