Roumanie 

Le cri d’Alexandra

d'Lëtzebuerger Land vom 09.08.2019

Il y a dans la vie des moments où il vaut mieux se taire. La ministre roumaine de l’Enseignement, Ecaterina Andronescu, vient de l’apprendre à ses dépens. Le 2 août, elle a fait une déclaration qui a choqué tous ses concitoyens. « Ma mère et mon père m’ont appris à ne pas monter dans une voiture avec un étranger, a-t-elle affirmé lors d’une interview à la télévision. Nous devons apprendre à nos enfants à se défendre. » Dans le contexte du meurtre horrible d’une jeune fille kidnappée et violée après avoir fait de l’autostop, la déclaration de la ministre a fait l’effet d’une bombe. La mort de la jeune Alexandra, âgée de 15 ans, tuée de sang froid le 25 juillet, a ému la Roumanie tout entière, d’autant que ce crime a mis en lumière l’incapacité des autorités judiciaires à défendre une personne en danger de mort.

Si Alexandra a dû faire de l’autostop pour se rendre dans une ville située à huit kilomètres de son village, c’est parce que les autorités n’ont pas mis à la disposition des enfants des moyens de transports publics. Pratiquement la moitié des enfants roumains vivent en milieu rural et la plupart d’entre eux doivent faire de l’autostop pour aller à l’école. La déclaration de la ministre a été perçue comme une gifle par les familles de tous ces enfants qui doivent se débrouiller par eux-mêmes. « Il y a quelque chose avec ces gens qui arrivent au pouvoir, affirme Doru Toader, un étudiant bucarestois qui a protesté devant le siège du gouvernement. Ils sont coupés de la réalité dans laquelle nous vivons, ils parlent comme s’ils habitaient sur la planète Mars. Comment peut-on offenser la famille d’une fille qui a été tuée d’une façon aussi abominable ? Comment peut-on demander aux enfants de se débrouiller tout seuls face à des criminels ? Ce gouvernement n’a plus aucune légitimité. »

Rappelons les faits. Que s’est-il passé ? Mercredi 24 juillet la jeune Alexandra, âgée de 15 ans, fait de l’auto-stop pour revenir chez elle à Caracal, ville située au sud-ouest de la Roumanie. Une voiture s’arrête, elle monte. Gheorghe Dinca, le chauffeur, un mécanicien de 65 ans, lui dit qu’il va la déposer chez elle. Mais il a un autre plan. Il la frappe, la ligote et l’emmène dans sa maison perdue au fond d’une cour de 3 000 mètres carrés digne d’un blockbuster d’horreur. Il continue à la frapper et la viole à plusieurs reprises. Pendant ce temps, les parents de la jeune fille déposent une plainte à la police qui ne donne pas suite.

Le jeudi matin 24 juillet, Alexandra profite d’un moment d’inattention de son bourreau, récupère son portable et appelle le numéro d’urgence 112. Elle raconte son histoire aux policiers qui ignorent son appel. « Il arrive, il arrive », s’écrie-t-elle avant que la communication s’interrompe. C’est seulement quelques heures plus tard que la voiture de police se gare à proximité de la maison du tueur. Les policiers attendent l’ordre d’intervenir qui n’arrive que le lendemain. Pendant qu’ils attendent, Gheorghe Dinca découpe le corps d’Alexandra, met ses os dans de l’acide et brûle sa chair pour effacer les traces de son crime. Il savait y faire car il avait kidnappé une autre jeune fille en avril dernier, l’avait séquestrée et violée chez lui pendant trois mois avant de s’en débarrasser de la même façon.

Ces meurtres dignes d’un film d’horreur ont fait tomber plusieurs têtes, dont les directeurs de la police et le ministre de l’Intérieur. Le 2 août, la ministre de l’Enseignement Ecaterina Andronescu a été démise de ses fonctions suite à ses déclarations controversées. La Première ministre social-démocrate Viorica Dancila fait tout pour que l’affaire Alexandra ne nuise pas à sa course à la présidence. En novembre prochain aura lieu une élection présidentielle et la Première ministre social-démocrate espère succéder au président Klaus Iohannis qui brigue un second mandat.

La mort d’Alexandra secoue aussi bien la société que l’échiquier politique roumain. Elle révèle l’affaiblissement des institutions judiciaires. Il inquiète les citoyens, sortis manifester contre le gouvernement. Le népotisme et la corruption minent la société depuis l’arrivée au pouvoir du Parti social-démocrate (PSD) en décembre 2016. Pour sauver la face de plusieurs hommes politiques poursuivis pour corruption, dont le chef du PSD Liviu Dragnea, le gouvernement et la majorité parlementaire ont entamé une offensive contre la justice. Les pouvoirs des procureurs et des magistrats ont été limités, et les postes clés dans la police et la justice ont été attribués à des frères, sœurs, cousins et neveux des dirigeants du PSD. La mort d’Alexandra est le révélateur d’un échec de la classe politique roumaine. Le cri de la jeune fille assassinée retentit dans la conscience des Roumains qui continuent à manifester contre une classe politique coupée de la réalité.

Mirel Bran
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