Il y a deux semaines, la conservatrice et écrivaine Fatoş Üstek expliquait, au cours d’un des panels du Mudam qui (ré)imaginait le musée de demain, que ce dernier devrait devenir un espace autorisant toutes sortes d’expérimentations et d’échecs. Elle disait conjointement qu’en Angleterre, ce sont les investisseurs privés, dont la tolérance envers l’échec laisse probablement assez peu de marge de manœuvre, qui subventionnent les musées. Deux heures plus tard, je me retrouvais dans un tel laboratoire d’expérimentation qui permet, chose en processus de raréfaction quoique nécessaire, le fourvoiement et montre l’œuvre en cours de construction, quoiqu’en réalité, les créations montées au Monodrama fussent en général assez accomplies.
Comme l’était Toute vérité n’est pas bonne à dire, monologue autofictionnel de Nora Zrika au cours duquel l’actrice incarne la jeune Nora, aux origines un peu plus complexes que celles des braves têtes blondes de sa classe, toutes nourries au catéchisme basique dont on assimile les leçons avant de se contenter d’aller vérifier, une fois par an, pour Noël, comment le sauveur se porte, sur sa croix un peu solitaire. Car son père est marocain, arabo-berbère et musulman non pratiquant et sa mère est franco-luxembourgeoise et catholique tout aussi non pratiquante, et un des ancêtres aurait de surcroît signé de le décret d’arrestation de Louis XVI. De sorte que la narratrice se trouve comme tiraillée entre une double, voire une triple appartenance qui se traduit, du côté maternel, par ces pulsions révolutionnaires à l’origine des valeurs républicaines que la France d’aujourd’hui bafoue sans cesse, et, du côté paternel, par des valeurs aux antipodes du quotidien que cette famille non pratiquante met en pratique, raison pour laquelle on leur dit, à la jeune Nora et à son frère, qu’il faut un peu se taire sur la vie qu’on mène, en Europe, quand on va au Maroc. Sauf que la jeune fille n’a pas compris que ce mensonge par omission s’applique aussi aux coups de fil qu’on y passe, où le régime alimentaire peut devenir sujet de dissensus.
Racontant de manière chronologique son enfance, son adolescence et sa vie de jeune adulte, l’actrice dénonce le racisme de tous les jours, celui qu’on dit structurel comme pour déresponsabiliser l’individu qui le pratique. Celui qui devient tout d’un coup exacerbé après les attentats de Charlie Hebdo, les élèves de sa classe étant tout d’un coup devenus de fervents exégètes du Coran. Elle s’étonne qu’ils aient pu lire le texte intégral en une seule nuit et qu’ils incitent à la haine et la violence à travers des citations tronquées. Loin de ne faire que pointer du doigt, elle admet sans concession avoir eu du mal à se retrouver, dans cette appartenance multiple, fascinée qu’elle était, elle qui se lissait sans cesse les cheveux et qui commence d’ailleurs la pièce avec une perruque blonde, par les cheveux de Marine Le Pen. Elle réapparaît au détour d’un de ces rêves dont on se demande qui les met dans nos têtes et à quoi bon, relatant avec tout autant d’humour ses voyages annuels au Maroc ou encore une première expérience masturbatoire.
Le ton est souvent drôle, Zrika faisant de son texte une sorte de stand-up qui peut à tout moment basculer dans quelque chose de plus grave, de plus angoissant, de plus poétique aussi tout en réussissant, à travers cet humour, qui s’observe aussi dans des idées de mise en scène encore assez minimalistes, de tenir à distance la complaisance exhibitionniste ou les tendances voyeuristes qui souvent imprègnent les récits autofictionnels. Cela se vérifie notamment quand, à la fin, une vidéo de son enfance vient rappeler que cette autofiction est tout entièrement tissée d’un passé complexe, parfois douloureux, souvent beau, dont elle transcende la matière première en quelque chose d’où le tragique et la colère passent toujours à la moulinette de la drôlerie et de la subversion.
Une semaine plus tard, c’est au tour de Valérie Bodson de montrer ses premiers pas dans l’écriture, suivant en cela une certaine tendance, avant tout féminine, de la comédienne qui devient écrivaine et au rang desquelles on peut compter, au-delà de celles dont on évoque ici les premiers travaux, Katharina Bintz, Marie Jung, Gintare Parulyte ou encore Anouk Wagener. Là où Nora Zrika avait pris le parti du monologue intime, Valérie Bodson choisit, elle, de se mettre dans la peau, à travers l’écriture et le jeu, de tous ceux et celles que les partis politiques au pouvoir au Luxembourg ont il y a peu de temps choisi de marginaliser encore plus : Valérie est une SDF qui passe ses jours aux musées afin de se raccrocher encore à sa vie d’avant alors qu’en réalité, comme elle dit, elle habite en bas de chez vous et passe ses nuits sur un banc, dans un parking. Ce banc qu’elle dresse, en début de pièce, pour un banquet, en mémoire à la période qui précédait celle des vaches maigres qu’elle traverse. Et l’actrice de dire, une peu comme Max De Paz dans son excellent premier roman La manche, la solidarité dans la rue, l’invisibilisation, le manteau de l’espoir, ce sac de couchage qu’on revêt comme une seconde peau, une peau du désespoir, mais aussi les expos d’art contemporains qui critiquent sans jamais rien changer à la marche du monde, allant jusqu’à insérer une lettre d’une amie, une refugiée ayant traversé les océans, rencontré des passeurs violeurs et ayant survécu en Europe par le biais de tours de passe dégradants.
Si elle fait s’appeler Valérie son personnage, c’est non pas, comme le faisait Nora Zrika, pour se raconter elle-même mais plutôt pour dire que ce qui arrive à son personnage, ça pourrait nous arriver, à nous tous. Les lieux communs ne sont pas toujours évités et le texte s’interrompt au milieu de l’action. Vous connaissez Dior est, en l’état, une ébauche prometteuse d’un spectacle qu’on aimerait découvrir en version longue – peut-être dans une future édition du Monodrama ?