Oubliez ce que vous savez du Livre de la Jungle. Oubliez la version de Disney avec ses chansons enjouées et le p’tit gars dégingandé. Chez Akram Khan, Mowgli est une jeune réfugiée qui échoue auprès des animaux à la suite du naufrage de son embarcation de fortune. Sa pièce Jungle Book reimagined était présentée le week-end dernier au Grand Théâtre de Luxembourg, en prélude au programme TalentLab. Dix jours durant lesquels le chorégraphe britannique parraine les projets de jeunes danseurs.
En plus de vingt ans de créations chorégraphiques, Akram Khan est souvent revenu sur ses souvenirs personnels et ses racines bangladaises. L’artiste, né à Wimbeldon en 1974, est préoccupé par les questions de transmission, de passation et d’héritage culturels. Il a aussi puisé dans de grands mythes comme l’épopée de Gilgamesh ou le Mahabharata. Une recherche qui lui vient de sa mère : « Elle est une collectionneuse de mythes. Elle connaît parfaitement les grands récits fondateurs autant en Inde, en Chine qu’en Europe. Elle m’a constamment raconté ces histoires lorsque j’étais enfant », se souvient Akram Khan lors de notre rencontre, cette semaine au Grand Théâtre. À ce détail près que sa féministe de mère reprenait les histoires avec une perspective matriarcale. « J’ai réalisé que ma mère avait eu l’intelligence de me raconter l’histoire d’Adam et Ève du point de vue d’Ève, l’histoire de Jésus du point de vue de Marie Madeleine, l’histoire du prophète Mahomet vue par son épouse. »
Pour le chorégraphe, les différents points de vue et les nuances, sont primordiaux alors que « dans notre façon moderne de penser, il faut toujours choisir un côté, le vrai ou le faux, le blanc ou le noir, aimer ou ne pas aimer… comme sur Facebook. » Il note que la mythologie hindoue est beaucoup plus complexe avec du bon dans les méchants et du vilain chez les gentils. « Dans le bharata natyam (la danse classique indienne), on ne peut pas dire si on est dans le vrai ou le faux, on questionne celui qui fait des choix, et ça prouve qu’on est humains. Et les relations humaines sont les plus difficiles à aborder. »
Raconter le Livre de la Jungle en « changeant de lentilles » et en réinterprétant le propos était donc une voie tout à fait acceptable pour le chorégraphe. « D’abord, j’ai choisi de me réapproprier l’histoire de ce petit garçon parce que, enfant, je me sentais invisible. Tous les héros étaient blancs, comme Superman, Spider-Man, Batman. Alors soudain, en voyant dans un dessin animé, ce petit garçon brun et maigre dans la jungle, chantant et dansant, je me suis dit, oh mon Dieu, c’est moi... ». Plus tard, il a joué Mowgli dans une production de danse indienne. C’est dire son attachement à cette histoire. Sa volonté est de la rendre pertinente dans le monde contemporain en s’adressant « aux enfants d’aujourd’hui, les adultes de demain. Mes enfants m’ont obligé à regarder l’avenir. Et nous leur laissons un environnement qu’ils doivent affronter et gérer. »
Sa fille Sayuri, âgée de neuf ans au moment de la création de la pièce, n’a pas seulement demandé – et obtenu – que Mowgli soit une fille. Elle a joué un rôle essentiel dans le développement de la pièce. Ce que l’artiste relate en détail. « Elle assistait à de nombreuses réunions, parce que nous étions confinés. Elle m’a dit ‘J’ai besoin que tu parles de ce dont nous allons hériter, le changement climatique’. Et j’ai ressenti une anxiété que notre génération n’a pas connue parce que nous pouvions voir des champs verts devant nous alors qu’eux ne savent pas ce que l’avenir leur réserve. » Après ces échanges, Akram Khan imagine le voyage de Mowgli à travers les yeux d’une réfugiée pris dans un monde dévasté par l’impact du changement climatique.
La pièce commence par des projections de dessins animés dans une atmosphère de fin du monde avec une bande son très puissante où l’orage se déchaîne entrecoupé des mots de Greta Thunberg : How dare you ? La petite Mowgli perd ses proches en mer et débarque sur une terre peuplée d’animaux, les uns hostiles, les autres amicaux. Pour qu’elle trouve sa place dans le clan des loups, Baloo et Bagheera veillent au grain, alors que les singes veulent l’en détourner et que le serpent Kaa menace. « C’était important d’exprimer l’humain à travers les animaux, qu’on se mette à leur place », explique Akram Khan. Il a longuement étudié les mouvements des animaux pour créer un vocabulaire chorégraphique, une gestuelle ni trop abstraite, ni trop littérale. « On a regardé beaucoup de documentaires. L’idée n’était pas de copier les gestes des animaux, mais de les transcender. »
Il manque à ce tableau, le terrifiant tigre Shere Khan. Conscient des messages que renferme l’œuvre originale de Rudyard Kipling, Akram Khan l’est aussi du contexte colonial de l’écriture du livre (l’auteur fut le chantre de l’impérialisme britannique). « Kipling s’est inspiré d’histoires racontées et de mythes indiens. Tous les noms des autres personnages sont fictifs, inventés. Mais Shere Khan est un vrai nom, traditionnellement attribué aux notables et aux guerriers musulmans. Ce tigre symbolise les musulmans qui donnaient du fil à retordre aux colonialistes en Inde. Je voulais m’éloigner de cela. »
Écrite pendant la pandémie, la pièce n’évite pas la noirceur. Comme dans la vision de Disney, la pièce Jungle Book reimagined se termine par le départ de Mowgli, qui va retourner auprès des humains. Chez Khan, elle ne rentre pas dans un village, mais reprend la mer sur une embarcation de fortune guère plus solide que celle qui l’avait amenée. On assiste à un récit sombre d’un horizon bouché, d’un lendemain qui ne chante pas. « C’est sombre, sans doute, oui. Mais je pense que les jeunes ont déjà accepté ce narratif. Ils se disent, ‘eh bien, nous héritons de cela, alors autant en faire une chanson, une danse et en parler’ », affirme le chorégraphe. Il dénonce le déni dont nous faisons preuve collectivement et s’inquiète pour l’avenir. « La folie, c’est de ne pas avoir peur. Nous sommes frappés par une sorte de démence globale en attendant que l’eau atteigne nos pieds ou que les coups de feu retentissent derrière nos fenêtres. Je ne dis pas cela à la légère, car les schémas qui ont précédé les deux Guerres mondiales sont exactement les mêmes que ceux qui se produisent aujourd’hui. »
Malgré ses propos très forts et très engagés, Akram Khan ne veut pas faire de politique. « Les artistes réagissent généralement au monde qui les entoure, mais il n’est pas de notre responsabilité de donner des réponses. Ce que nous pouvons faire, c’est provoquer un petit changement dans les têtes et dans les cœurs. Mais les vrais grands changements, ce sont les gouvernements qui doivent les entreprendre. Ils peuvent parler, faire des discours, mais ces sont les actions qui comptent, le mouvement, C’est pourquoi j’ai toujours fait confiance à la danse. » Aussi, il espère que sa pièce va engager des discussions, surtout entre les différentes générations. Toujours poussé par sa fille, il a décidé de travailler autrement. Ce n’est pas comme si cette production, comme toutes les précédentes, était modeste, mais il s’est donné un cadre, des règles pour être économe dans sa consommation. « Elle m’a dit ‘Papa tu parles du changement climatique, mais tu ne changes pas ta façon de travailler avec des décors énormes qui ont une empreinte carbone considérable’. D’où l’idée d’avoir une scène vide, sans décor physique avec des projections de film d’animation. La seule chose qui reste, ce sont des boîtes en cartons. »
Akram Khan cultive aussi le contact avec la jeune génération à travers son travail de mentor et de parrainage. Pendant toute la semaine écoulée, il a suivi et accompagné les projets de Malcolm Sutherland et de Maher Abdul Moaty dans le cadre du TalentLab. Mis en place en 2016, ce programme encadre des jeunes créateurs en danse, théâtre et opéra pour les faire progresser dans leur discipline au contact d’autres artistes et de parrains prestigieux. « C’est très excitant pour moi, parce que c’est une façon de rendre la pareille, de partager mes expériences », s’enthousiasme-t-il. Malgré les années d’expérience, le chorégraphe estime qu’il a toujours quelque chose à apprendre des autres. « Mon objectif n’est pas de leur dire comment chorégraphier ou comment diriger. Je vais surtout les écouter, les regarder. Quand je vais dans un studio, je ne fais qu’écouter parce que vous commencez à entendre la personnalité des gens à travers leur voix et ensuite à travers leur corps. Et peut-être après je vais leur suggérer quelque chose auquel ils n’ont pas pensé. »
Il revient sur ses propres mentors, comme Jonathan Burrows ou William Forsythe : « Ils ne m’ont jamais dit comment faire le travail. Ils n’ont jamais essayé de me faire ressembler à eux, mais ils étaient une présence bienveillante. » Sans doute la personne la plus marquante pour Akram Khan a été Peter Brook pour lequel il a joué dans le Mahabharata à l’âge de treize ans. « Je n’étais qu’un petit enfant qui ne savait rien et qui n’était même pas un très bon acteur. J’avais un style physique et une façon de bouger qui disaient plus que les mots. Et parce que j’avais peur des mots, j’étais très bon dans l’écoute du langage corporel. » Il a joué cette pièce pendant deux ans, des moments inoubliables qui l’ont profondément marqués : « Je vivais avec cette communauté d’acteurs chez qui il n’y a pas de bouton off. Ils ne vivaient que pour la scène. Aujourd’hui, à six heures, on arrête la répétition et tout le monde rentre chez soi. »
Le dialogue et la collaboration sont essentiels pour Akram Khan. « J’en apprends plus sur moi grâce aux autres. » Et il a mené des collaborations avec des dizaines d’autres artistes, des plasticiens comme Anthony Gromley ou Anish Kapoor, des écrivains comme Hanif Kureish et des compositeurs comme Nitin Sawhney ou Jocelyn Pook. Travailler avec les autres signifie apporter quelque chose que l’autre ne connaissait pas, apprendre des choses qu’on ne soupçonnait pas, « et se laisser surprendre par le résultat. Une collaboration, c’est vous sortir de votre zone de confort, oser se remettre en question, se découvrir. » Il sait que ces démarches prennent du temps et salue l’engagement des théâtres qui acceptent cette durée. « Nous sommes à une époque de production effrénée. Il s’agit de faire, pas de découvrir. Si on fait plus vite, ça coûte moins cher. C’est pourquoi je ne travaille pas partout. Les théâtres où je travaille savent que je vais leur bouffer leur argent, en travaillant au long court, pas produire une pièce et six semaines. »