Après avoir érigé la lutte contre la violence domestique en impératif moral indiscutable, les économistes attribuent un coût à la violence faites aux femmes

La violence familiale compromet le développement

d'Lëtzebuerger Land vom 10.12.2021

La mobilisation contre les violences faites aux femmes et aux filles ne faiblit pas. Le 25 novembre s’est tenue sous l’égide de l’ONU la « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes », instaurée en 1999. À cette occasion, le Fonds Monétaire International (FMI) a publié un document de 39 pages qui montre que dans de nombreux pays en développement, mettre fin à ces violences ne constitue pas seulement « un impératif moral indiscutable » mais présente aussi un enjeu économique majeur. Selon la définition adoptée en 1993 par l’Assemblée générale des Nations unies sont concernés « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ». L’étude publiée le 24 novembre par le FMI lève le voile sur une réalité mal connue, quand elle n’est pas délibérément occultée : les violences faites aux femmes sont davantage présentes dans les pays en développement que dans les pays riches.

Ses deux auteurs, l’ivoirien Rasmane Ouedraogo et l’allemand David Stenzel, présentent des chiffres pour 53 pays dans le monde. En moyenne 23,5 pour cent des femmes ont déclaré avoir subi des violences physiques, sexuelles ou morales de la part de leur mari ou compagnon, un chiffre notoirement sous-estimé. Les taux sont plus faibles en Asie du sud-est (18 pour cent) et dans la zone Moyen-Orient-Afrique du nord (vingt pour cent) mais au-dessus de la moyenne en Asie de l’est-Pacifique (28 pour cent) et surtout en Afrique sub-saharienne (30 pour cent). Cela se voit bien dans le classement par pays. Si l’on excepte la Papouasie-Nouvelle Guinée et l’Afghanistan qui arrivent en tête de ce triste palmarès, avec des taux compris entre 50 et 55 pour cent, les pays africains occupent les vingt premières places. Sur 29 pays du continent, 18 ont des taux supérieurs à trente pour cent, trois d’entre eux dépassant même la barre des quarante pour cent : le Libéria (46 pour cent), la République démocratique du Congo (44 pour cent) et le Cameroun (43 pour cent).

En s’intéressant plus particulièrement à 18 pays d’Afrique subsaharienne représentant environ 75 pour cent de la population féminine de cette région, les auteurs ont conclu que les violences faites aux femmes et aux filles compromettent gravement le développement économique, en raison de leur incidence sur l’emploi féminin. Peu gêné par le cynisme, le FMI relève qu’à court terme, les femmes maltraitées travaillent généralement moins, et que, quand elles le font, elles sont moins productives. À long terme, des niveaux élevés de violence familiale peuvent réduire le nombre de femmes dans la population active, diminuer l’acquisition de compétences et l’éducation des femmes. De plus, davantage de fonds publics sont consacrés aux services sanitaires et judiciaires au lieu d’être investis productivement. Des études antérieures étaient arrivées à la conclusion que la violence familiale coûte entre un et deux pour cent du PIB national, mais elles s’appuyaient sur des données assez simples. L’étude du FMI a utilisé les résultats d’enquêtes approfondies sur les femmes, notamment celles de l’IPUMS**. Pour la mesure de l’activité, elle s’est appuyée sur des données d’éclairage.

Le résultat obtenu par les chercheurs est qu’une augmentation d’un point de pourcentage des cas de violences à l’égard des femmes est associée à une baisse de neuf pour cent de l’activité économique. Ils concluent que si les pays d’Afrique subsaharienne de l’échantillon parvenaient à réduire le degré de violence fondée sur le genre et à se rapprocher de la moyenne mondiale, la région pourrait augmenter son PIB à long terme d’environ trente pour cent ! L’étude montre aussi que les incidences négatives de la violence familiale sur l’activité économique sont plus élevées dans les pays qui n’ont pas de lois appropriées, ainsi que dans ceux qui sont riches en ressources naturelles : en effet les industries extractives, qui occupent majoritairement des hommes, prennent le pas sur les secteurs qui emploient davantage de femmes, réduisant ainsi le pouvoir économique de ces dernières. En revanche le coût économique de la violence à l’égard des femmes est inférieur dans des pays comme l’Afrique du Sud, où l’écart en matière d’éducation entre les conjoints est moindre et où les femmes ont un pouvoir de décision supérieur à celui observé dans d’autres pays du continent.

Constat déprimant : les violences faites aux femmes s’accroissent en période de récession ou même de perturbation temporaire de l’activité économique, comme celle provoquée par la crise sanitaire. Ainsi au Nigéria, le nombre de cas de violences liées au genre signalés dans le contexte du confinement du printemps 2020 a progressé de plus de 130 pour cent ! On a parlé de « pandémie fantôme » pour désigner ce phénomène, qui accroît le coût économique de la non-participation des femmes et risque de peser sur la reprise post-Covid. Les chiffres collectés dans le cadre de l’étude du FMI concernent la situation des femmes au sein même de leurs pays de résidence. Une question-clé est de savoir si le phénomène persiste, avec les mêmes effets économiques, quand ces femmes émigrent dans des pays développés. La réponse est délicate, faute de données précises.

En France par exemple, les « statistiques ethniques » sont interdites par la loi et le document annuel du Ministère de l’intérieur intitulé Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple ne fait pas mention explicite du cas des femmes immigrées. Néanmoins on y apprend que le département le plus touché est la Seine-Saint-Denis : or c’est celui qui abrite la plus forte proportion d’étrangers, en particulier originaires de l’Afrique sub-saharienne. En Suisse, le document officiel La violence domestique dans le contexte de la migration, paru en juin 2020 indique « une surreprésentation des cas en lien avec des personnes issues de la migration ». Depuis 2009 en moyenne, 47 pour cent des victimes de violence domestique sont étrangères, alors que les étrangers représentent 25 pour cent de la population en Suisse. Mais le rapport ne dit rien de l’origine géographique des victimes. En Allemagne, des travaux centrés sur des femmes venues de Turquie et de l’ex-URSS ont montré leur exposition accrue à la violence conjugale, un lien qui a pu aussi être observé en Belgique au détriment de femmes africaines. Au Canada, les chiffres se sont révélés très variables d’une année à l’autre et ne permettent pas des conclusions tranchées.

Mais, même s’il est difficile de savoir précisément si les femmes ayant émigré subissent davantage de violences que celles du pays d’accueil, de nombreuses études montrent qu’elles participent moins à la vie économique. Selon les Perspectives des migrations internationales 2020 publiées par l’OCDE « les femmes immigrées courent toujours un plus grand risque d’être exclues du marché du travail, et ce dès le début de leur carrière ». Les jeunes adultes de 15 à 24 ans ne sont souvent ni scolarisées, ni en emploi, ni en formation (on les appelle les « NEET »). Dans l’UE, la situation est plus grave qu’ailleurs car cette catégorie représente plus de vingt pour cent des femmes immigrées (deux fois la proportion observée chez les « natives »). Elles sont aussi presque deux fois plus souvent en situation d’inactivité subie (dans l’UE 20 pour cent, contre 11,7, avec une tendance à la hausse) pour cause de charges familiales, de plus faible niveau d’éducation ou d’absence de maîtrise de la langue. Enfin quand elles travaillent, c’est plus fréquemment à temps partiel et sur des emplois précaires ou inférieurs à leur qualification (trente pour cent sont « déclassées » contre vingt pour cent des natives). Leur taux de chômage est aussi sensiblement plus élevé que celles des femmes nées dans le pays (3,3 points de plus dans l’OCDE en 2019), avec une forte probabilité que la période d’inactivité dure plus d’un an.

Finalement en Belgique et en France par exemple, une femme immigrée sur deux ne participe pas à la vie de travail. Les taux d’emploi des femmes immigrées sont partout nettement plus faibles que ceux des natives. L’écart est de 12,5 à 13,5 points en Belgique, en France et en Allemagne et culmine à 16,6 points aux Pays-Bas. Or toutes les études sociologiques montrent que l’inactivité des femmes constitue un terreau favorable à l’accroissement des violences à leur égard, d’où l’importance des programmes d’insertion des femmes issues de l’immigration.

Intensité lumineuse

L’éclairage nocturne est un indice de l’activité économique. À la tombée de la nuit, les zones côtières et les centres urbains scintillent, tandis que les régions pauvres plongent dans l’obscurité. Les images des satellites permettent ainsi d’affiner le calcul de la richesse produite, comme l’a montré l’étude Illuminating Economic Growth publiée en avril 2019 sous l’égide du FMI. Pour l’un de ses co-auteurs, l’économiste Jiaxiong Yao, « cela concerne essentiellement les pays moins avancés ou qui viennent de sortir d’un conflit, là où les statistiques sont difficiles à obtenir » ou quand les informations ne sont pas disponibles au niveau infra-national.

De cette manière l’étude a pu établir que des régimes autoritaires comme la Chine ou la Birmanie avaient tendance à gonfler leurs chiffres officiels de PIB de quinze à trente pour cent ! Les données, fournies par l’Administration américaine pour les océans et l’atmosphère doivent être interprétées avec prudence. La corrélation luminosité-activité est modérée dans les pays riches tertiarisés, tandis que dans certains pays émergents la construction intensive d’infrastructures dope l’intensité lumineuse la nuit.

* « The Heavy Economic Toll of Gender-based Violence: Evidence from Sub- Saharan Africa », Working Paper du FMI 21/277, novembre 2021.

** Integrated Public Use Microdata Series (IPUMS) est la plus grande base de données mondiale sur les populations. IPUMS se compose d’échantillons de micro-données issues de recensements et d’enquêtes au niveau individuel. La base est hébergée par l’Institute for Social Research and Data Innovation, un centre de recherche interdisciplinaire de l’Université du Minnesota.

Georges Canto
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