Après le FMI début octobre, c’est au tour de la BCE de s’alarmer, mi-novembre, de la hausse rapide des prix de l’immobilier. Mais entre les deux institutions, en dehors du cadre géographique (le monde dans le premier cas, la zone euro dans le second), il existe une différence de taille : la BCE a elle-même encouragé le mouvement dont elle s’inquiète aujourd’hui ! Selon le Global Financial Stability Report publié par le FMI le 6 octobre, les prix des logements ont augmenté de 5,3 pour cent (hors inflation) dans le monde en 2020, la plus forte hausse enregistrée depuis quinze ans. Cette flambée des prix a concerné 18 des vingt pays étudiés dans le rapport. Dans cinq pays, elle a été supérieure à dix pour cent, et parmi eux le Luxembourg, la Nouvelle-Zélande et la Turquie ont connu une augmentation des prix comprise entre quinze et vingt pour cent !
Le phénomène était connu avant la crise sanitaire mais n’avait jamais été observé en période de récession. Il est vrai que celle qui a fait suite à la pandémie a été très particulière : les revenus des ménages ont bénéficié de mesures budgétaires de compensation, propres à soutenir une demande déjà dopée depuis plusieurs années par le niveau historiquement bas des taux d’intérêt, lui-même dû aux politiques monétaires ultra-accommodantes pratiquées par les banques centrales. Depuis le printemps 2020, la demande a été favorisée par les conséquences des restrictions sanitaires, notamment l’essor du télétravail. À ces facteurs se sont ajoutées les perturbations des chaînes d’approvisionnement, qui ont augmenté les coûts de plusieurs intrants dans le processus de construction, les pénuries de main d’œuvre et la rareté de l’offre foncière et résidentielle, surtout dans les métropoles et leurs alentours. Selon le FMI, malgré un redressement récent, les mises en chantier restent à un niveau inférieur à celui des années 2000. De ce fait la hausse s’est encore accélérée en 2021. Aux États-Unis, le prix des maisons a crû de vingt pour cent en à peine un an. L’augmentation s’élève à treize pour cent sur douze mois aux Pays-Bas et de onze pour cent en Allemagne. Dans la zone euro la prévision est de huit pour cent pour 2021, soit la plus forte progression depuis trente ans.
Le FMI craint ouvertement un éclatement prochain de la bulle. « Des périodes prolongées de hausse rapide des prix des logements peuvent créer l’attente que ces derniers vont continuer de grimper à l’avenir, menant potentiellement à des prises de risque excessives », s’inquiète l’institution basée à Washington. Dans son scénario négatif, les prix pourraient chuter de quatorze pour cent d’ici à trois ans dans les économies avancées et de 22 pour cent dans les économies émergentes, soit un retour aux niveaux d’avant la pandémie. Même si la situation financière des ménages est plutôt meilleure que lors de la crise financière de 2008, une dégradation n’est pas à exclure avec le retrait progressif des mesures de soutien aux ménages comme aux entreprises.
La BCE a emboîté le pas du FMI, tout en se montrant moins pessimiste. Dans sa dernière Revue de stabilité financière, un document de 138 pages publié le 17 novembre, elle se dit préoccupée par l’« exubérance » de la hausse, évaluée à 7,3 pour cent en rythme annuel. Il s’agit du « rythme le plus rapide depuis 2005, dans un contexte d’assouplissement des conditions d’octroi des prêts hypothécaires ». La hausse est tout de même différente d’un pays à l’autre. Avec près de quatorze pour cent d’augmentation entre mi-2020 et mi-2021 le Luxembourg est devancé par la Slovaquie avec 19 pour cent. Sept autres pays (l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Slovénie et les trois pays baltes) affichent des progressions comprises entre dix et quatorze pour cent sur douze mois. La hausse des prix de l’immobilier pèse sur les ménages. L’OCDE avait montré en juin 2021 que, dans certains pays, le nombre d’années de revenu disponible des ménages pour acquérir un logement de cent mètres carrés avait beaucoup augmenté en une décennie : ainsi en France il faut désormais 12,8 années contre 7,8 en 2010, soit cinq de plus. Seules la Nouvelle-Zélande (près de 19 ans de revenu), l’Australie et l’Irlande font pire. Au Royaume-Uni, il faut onze ans, contre 6,7 dix ans auparavant et en Espagne 11,1 années contre 8,2 en 2010.
L’endettement progresse. Selon la BCE le ratio de dette rapportée au revenu qui s’était stabilisé autour de 95 pour cent entre 2016 et 2020 est remonté aux environs de 98 pour cent et s’approche de son niveau record de 2010 (cent pour cent). Il n’était que de 75 pour cent il y a vingt ans et de 85 pour cent en 2005. La proportion de prêts avec un ratio LTI (loan-to-income) supérieur à six est désormais de 21 pour cent du total. Cela signifie qu’un ménage sur cinq emprunte plus de six fois son revenu disponible. C’est le même niveau qu’en 2007 juste avant la crise financière, alors que la proportion n’était que de quatorze pour cent en 2014. La moitié des prêts sont désormais accordés avec un ratio LTV (loan-to-value, c’est-à-dire la part de l’achat financée par emprunt) supérieur à 0,90, contre 35 pour cent en 2014 et 40 pour cent en 2007. Heureusement grâce à la faiblesse des taux d’intérêt, la charge du service de la dette est aujourd’hui très inférieure à celle de 2007, mais les ménages qui ont emprunté à taux variable (pratique très répandue dans certains pays) sont exposés à la hausse des taux d’intérêt à long terme pronostiquée par la plupart des experts.
Comme le FMI, qui avait déjà noté « l’écart grandissant entre les fondamentaux qui expliquent la valeur des logements et les prix », la BCE observe « des signes croissants de surévaluation ». L’indicateur assez complexe qu’elle a calculé montre que la surévaluation, commencée en 2005, avait connu un pic en 2007 (plus dix pour cent) avant de chuter pour cause de crise. De 2011 à 2018 les biens immobiliers étaient plutôt sous-évalués mais la remontée a ensuite été forte, surtout en 2020, de sorte que les prix sont aujourd’hui de treize à quatorze pour cent au-dessus d’un niveau « normal ». De quoi augmenter la probabilité que les marchés de l’immobilier résidentiel « subissent une correction, en particulier dans les pays où les niveaux de valorisation sont déjà élevés ». Selon la BCE, l’économie et le système financier pourraient alors être affectés via plusieurs canaux, comme cela fut le cas dans plusieurs pays (Irlande, Espagne) après 2008. La baisse des prix de l’immobilier résidentiel peut peser sur les dépenses des ménages via des effets de richesse et/ou de confiance. Un endettement élevé des ménages peut provoquer des défauts de paiement si les dettes s’avèrent insoutenables. Si l’envolée des prix s’est accompagnée d’un boom de la construction, les entreprises du bâtiment seront aussi affectées. Enfin, l’éclatement d’une bulle immobilière peut gravement affecter l’offre de crédit des banques pour cause de diminution de la valeur des garanties et de risques plus élevés, ce qui amplifie le ralentissement.
La BCE conclut que la situation des marchés de l’immobilier résidentiel est moins préoccupante qu’avant la crise de 2008, écrivant que « les prêts hypothécaires sont moins exubérants (même si dans plusieurs pays de la zone euro la croissance annuelle des crédits immobiliers aux ménages est supérieure à sept pour cent et s’accélère) et les bilans des ménages semblent plus résistants actuellement ». En outre, malgré la pandémie, le système bancaire de la zone euro est devenu plus résilient, grâce à une meilleure supervision, des positions de capital plus solides et, dans certains pays, des mesures qui traitent déjà des risques immobiliers. Mais la Banque centrale estime néanmoins, que « l’accumulation continue de vulnérabilités sur les marchés immobiliers résidentiels nécessite une surveillance étroite et d’éventuelles mesures macro-prudentielles ». Avant même la pandémie en septembre 2019, quatre pays (Luxembourg, Belgique, Pays-Bas, Finlande) avaient fait l’objet d’une recommandation du Conseil européen du risque systémique (plus connu sous son sigle en anglais ESRB pour European System Risk Board) et deux autres, la France et l’Allemagne, avaient même reçu un avertissement.
L’OCDE aussi
L’OCDE a présenté, pour 46 pays sur les 55 que compte son « Centre de Développement », des chiffres sur l’évolution du prix nominal des logements depuis 2015. La moyenne est de 43 pour cent, mais elle est évidemment peu significative. Neuf pays ont connu une hausse supérieure à soixante pour cent. C’est le cas du Luxembourg avec 68 pour cent, en sixième position mais loin cependant derrière la Turquie, en tête du palmarès avec 118 pour cent, et la Hongrie deuxième avec 95 pour cent. Parmi les pays voisins du Grand-Duché, l’Allemagne affiche une augmentation de 51 pour cent, nettement plus que la Belgique et la France (respectivement 27 et 23 pour cent). L’Italie est avant-dernière, les prix n’y ayant quasiment pas bougé en six ans (+ 2 pour cent) mais les Pays-Bas sont dans le Top 10 avec 59 pour cent. L’OCDE observe par ailleurs que le rapport entre l’encours des créances hypothécaires des ménages et le PIB (soixante pour cent) est « relativement élevé au Luxembourg par rapport aux normes internationales, ce qui s’explique par l’accessibilité limitée des logements ». En fait il n’est pas très éloigné du taux de la Belgique et de la France. Parmi les 38 membres de l’OCDE la croissance annuelle des prix de l’immobilier a atteint 9,4 pour cent en glissement annuel au premier trimestre 2021, soit la plus forte hausse depuis trente ans.