Il ne se passe guère de jour sans l’annonce, par une grande entreprise, d’une forte baisse de sa production faute de pièces et de composants, notamment de semi-conducteurs. La dernière, très spectaculaire, a été faite par le groupe Renault le 22 octobre : au total 500 000 véhicules ne pourront pas être produits en 2021, occasionnant diminution de 13,5 pour cent du chiffre d’affaires cette année ! Alors que la demande en puces électroniques a rebondi avec la reprise économique post-Covid, les fabricants, très impactés par la crise, ont du mal à y répondre. L’industrie automobile, devenue très consommatrice de ces composants, est d’autant plus affectée qu’elle est en concurrencée par d’autres secteurs qui ont besoin des puces pour équiper ordinateurs, smartphones et autres objets connectés. Selon plusieurs experts, il faudra encore plusieurs trimestres, voire des années pour que la situation se stabilise.
Un grand nombre de secteurs d’activité sont touchés, soit très en amont des processus de production (extraction d’énergies fossiles et de minerais, matières premières agricoles) soit plus en aval, dans la fabrication de biens de produits intermédiaires ou finis, pour l’équipement ou la consommation. En effet la demande a été boostée par les quelque 10 500 milliards de dollars déversés au titre des mesures de soutien aux économies, tandis que l’offre, déjà habituellement « inélastique » selon le terme des économistes, a subi les conséquences des confinements et du manque d’investissements pendant plusieurs mois, faute de visibilité.
Aux difficultés à faire repartir la production s’ajoutent des goulots d’étranglement logistiques à chaque maillon de la chaîne d’approvisionnement (conteneurs, moyens de transport, entreposage), sans parler des manques de personnel. Ces derniers sont sans doute plus préoccupants car ils sont beaucoup plus longs à se résorber. Parler de pénurie pour certains produits fait penser à une absence totale de disponibilité (syndrome du rayon vide) mais cela se traduit davantage par une diminution des livraisons, accompagnée d’une hausse consécutive des prix, surtout si la demande déjà soutenue connaît un pic saisonnier, comme pour les jouets à l’approche de Noël. Les hausses de prix des biens de consommation courante (alimentation comprise) et de l’énergie impactent lourdement le pouvoir d’achat des foyers. Aux États-Unis de plus en plus d’entreprises lancent des « avertissements sur résultats » liés aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement. La baisse de leur production conjuguée à la diminution de la consommation des ménages a une incidence très négative et durable sur la croissance, comme en Allemagne où l’institut IFO a abaissé de 0,8 point à 2,5 pour cent son estimation de progression du PIB en 2021, plusieurs économistes ayant prévenu que « les goulots d’étranglement de l’offre continueraient de peser sur la production manufacturière ». La Chine a annoncé que l’activité industrielle a moins augmenté que prévu en septembre (3,1 pour cent sur une base annuelle au lieu des 4,5 pour cent attendus) et que la hausse du PIB en serait affectée. Les experts d’Euler Hermes ont revu à la baisse leurs prévisions de croissance pour l’Empire du milieu : +7,9 pour cent en 2021 (-0,3 point par rapport à la dernière prévision) et +5,2 pour cent en 2022 (-0,2 point), avec un effet planétaire puisque pendant les cinq années précédant la crise sanitaire la Chine a contribué pour 28 pour cent à la croissance mondiale, deux fois plus que les États-Unis.
Mais outre les craintes pour la croissance et l’inflation, de nombreux experts redoutent désormais que, pour faire face à la situation, des « tendances vertueuses » observées depuis plusieurs années soient remises en cause. C’est notamment le cas dans le domaine de l’énergie et de la production d’électricité. L’hebdomadaire britannique The Economist estime qu’en l’absence « d’alternatives vertes adéquates aux combustibles fossiles, les gouvernements devront peut-être remédier aux pénuries en assouplissant les objectifs d’émissions et en revenant aux sources d’énergie polluantes ». En fait c’est surtout la hausse récente des prix du gaz naturel qui pose problème (d’Land, 15.10.2021), car elle remet en selle l’énergie nucléaire. Faiblement émettrice de CO2, peu coûteuse et produite localement, elle est vilipendée depuis des décennies en raison des risques qu’elle fait courir aux populations, concrétisés par les catastrophes de Tchernobyl en 1986 et de Fukushima en 2011. Or, à l’automne 2021, plusieurs pays ont pris la décision de freiner leur sortie du nucléaire.
En France, où la politique de retrait du nucléaire, qui fournit 70 pour cent de l’électricité du pays, n’avait jamais rencontré une large adhésion, la situation actuelle rebat les cartes. Sur les 56 centrales en activité, quatorze sont en fin de vie, mais leur défection ne pourra pas être compensée par des énergies renouvelables. Le gouvernement mise clairement sur les Small Modular Reactors, des réacteurs de nouvelle génération, dix fois plus petits et dix fois moins puissants. Réputés plus écologiques ils seraient également plus sûrs, selon le président Macron qui entend bien les promouvoir lors d’un possible second mandat, avec un milliard d’euros d’investissements.
Aux Pays-Bas, le gouvernement a annoncé dès septembre 2020 le lancement d’une consultation publique sur la construction de nouveaux réacteurs. En 2018 un sondage avait montré qu’une majorité de Néerlandais étaient favorables à l’utilisation de l’énergie nucléaire dans le mix électrique, qui est actuellement fortement carboné avec une part de 58 pour cent du gaz naturel (dont le pays était un des grands producteurs mondiaux depuis les années 60) et de quinze pour cent du charbon. En 2019, le nucléaire, représenté par une seule centrale (à Borssele, près de l’embouchure de l’Escaut) ne comptait que pour 3,1 pour cent du mix électrique, une part qui pourrait au moins tripler. Mais l’évolution du paysage politique après les élections de mars 2021 pourrait compromettre cette orientation. En Belgique, où la sortie totale du nucléaire est prévue pour 2025, la polémique est vive, y compris au sein de la coalition au pouvoir, certains membres du gouvernement De Croo souhaitant conserver au-delà de la date-butoir deux réacteurs nucléaires sur les sept existants.
L’autre remise en cause concerne la mondialisation. La pandémie a souligné à quel point les chaînes d’approvisionnement mondiales, fortement interconnectées, pouvaient être facilement déstabilisées. Pour éviter des pénuries de produits importés ou se prémunir contre la hausse de leurs prix il faut les produire sur place. La relocalisation de certaines industries est à l’ordre du jour depuis le début de la crise sanitaire en mars 2020, quand des produits aussi banals que les masques et le gel hydroalcoolique ont fait défaut, mais aussi certains médicaments. La situation actuelle redonne de l’intérêt à des projets qui avaient peut-être été reportés ou abandonnés à la faveur d’un retour à la normale. Bénéficiant d’un fort soutien populaire (malgré les hausses de prix qu’il pourrait occasionner) ce mouvement pourrait s’accompagner d’un renouveau du protectionnisme, afin de protéger les activités « rapatriées » de la concurrence internationale.
Les signaux ne manquent pas, comme la confirmation par l’administration Biden, début octobre, qu’elle maintiendrait les droits de douane imposés par Donald Trump à la Chine à l’été 2019. Ils sont en moyenne de 19 pour cent. Le dernier Rapport sur l’investissement dans le monde de la Cnuced, paru fin juin 2021, montre que les flux mondiaux d’investissement direct étranger (IDE) ont chuté d’un tiers en 2020, passant de 1 500 milliards de dollars en 2019 à 1 000 milliards. Dans les économies développées, la baisse a été encore plus forte : - 58 pour cent. L’hypothèse la plus probable prévoit une hausse de quinze pour cent en 2021 et en 2022, mais à ce moment on serait encore en dessous du chiffre de 2019. Et ce dernier était déjà inférieur de près de trente pour cent à son niveau record de 2015 ! Les économistes libéraux s’en émeuvent car pour eux l’augmentation des échanges commerciaux et des investissements à l’étranger est source de croissance, de développement et d’abondance, tandis que « partout dans le monde, le nationalisme économique contribue à l’économie de pénurie », lit-on encore dans The Economist.
Le goulot du personnel
La presse a fait grand cas de la pénurie de chauffeurs routiers au Royaume-Uni. Le Brexit a provoqué le « retour au pays » d’un grand nombre de professionnels, souvent originaires des pays de l’est de l’Europe, de sorte qu’il manquerait aujourd’hui quelque 100 000 conducteurs de camions, selon l’Association britannique des transporteurs routiers. L’approvisionnement des entreprises, des stations-services et des magasins a été fortement perturbé, aggravant les pénuries de produits de base. Boris Johnson a consenti à délivrer 5 000 visas temporaires (d’octobre à décembre) aux conducteurs de poids lourds étrangers, mais très peu ont répondu à la proposition.
Si le problème britannique est largement d’origine politico-réglementaire, il n’est pas isolé. En France, selon la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) il manque 40 000 à 50 000 personnes, pas seulement des chauffeurs, mais aussi des caristes ou des « opérateurs logistiques ». Les États-Unis et l’Allemagne sont également aux prises avec une pénurie de camionneurs. En cause, les conditions de travail difficiles et la médiocrité des salaires. Cette situation se rencontre avec acuité dans d’autres secteurs comme l’hôtellerie-restauration : aux problèmes de recrutement déjà connus avant la crise se sont ajouté les « sorties du métier » de milliers de salariés après les confinements de 2020. De nombreux emplois disponibles (comme dans la livraison et l’entreposage) sont pénibles, mal considérés et mal payés. Les revalorisations salariales inévitables pour attirer des candidats dans tous les métiers délaissés pèseront sur les coûts et alimenteront l’inflation.