Bien qu’elle ait été révélée au cœur de l’été dernier, l’affaire a fait grand bruit dans le monde feutré de la finance en Allemagne. Prévenu par une « lanceuse d’alerte », le régulateur local la BaFin a ouvert une enquête sur DWS, le deuxième gestionnaire d’actifs européen. Aux États-Unis, la redoutable Securities and Echange Commission (SEC) et plusieurs procureurs fédéraux ont fait de même à l’égard de cette filiale de Deutsche Bank, accusée d’avoir menti sur le respect des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans ses placements. Dans son rapport annuel 2020, DWS affirmait gérer 396 milliards d’euros d’encours selon des critères ESG, auxquels s’ajoutaient 94 milliards de fonds spécifiquement dédiés à ce segment, soit plus de la moitié de ses 800 milliards d’euros d’actifs sous gestion. En réalité 70 milliards seulement, soit 7 fois moins, relevaient de cette approche !
Un comportement peu surprenant, tant l’essor spectaculaire de la finance durable depuis 2015, une année marquée par l’adoption des 17 Objectifs du développement durable (ODD) des Nations-Unies (en septembre) et par la signature de l’Accord de Paris sur le climat (en décembre), attire les convoitises. L’université de Harvard la définit comme « les décisions d’investissement qui prennent en compte les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance d’une activité ou d’un projet économique. Les facteurs environnementaux comprennent l’atténuation de la crise climatique ou l’utilisation de ressources durables. Les facteurs sociaux comprennent les droits de l’homme et des animaux, ainsi que la protection des consommateurs et diverses pratiques d’embauche. Les facteurs de gouvernance font référence à la gestion, aux relations avec les employés et aux pratiques de rémunération des organisations publiques et privées ».
Tandis que les gouvernements font pression sur les entreprises privées comme sur les organisations publiques pour qu’elles réorientent leurs investissements vers des activités favorables à la transition énergétique et écologique, les investisseurs institutionnels et particuliers sont devenus très attentifs à ce que leurs placements respectent ces critères. D’après un sondage réalisé en mai 2021 par la société de conseil britannique Quilter, seulement un particulier sur sept ne serait pas intéressé par cette approche. Selon les chiffres publiés fin juillet 2021 par la Banque des règlements internationaux, les encours de fonds durables ont augmenté de 54 pour cent entre 2016 et 2020, atteignant la somme colossale de 35 300 milliards de dollars, soit 36 pour cent de l’ensemble des actifs sous gestion dans le monde (huit points de plus en quatre ans). Toutefois l’affaire DWS vient jeter un doute sur ces chiffres flatteurs.
Depuis plusieurs années, dans la gestion d’actifs, c’est à qui se proclamera plus vert et durable que le voisin sans que cela corresponde forcément à une réalité. Le risque de greenwashing est bien présent à l’esprit des investisseurs. L’étude de Quilter montre qu’en matière de produits financiers ESG, ils étaient 44 pour cent à le placer au premier rang de leurs préoccupations, devant le coût de ces produits (42 pour cent) et leur performance (38 pour cent). Si le marketing des sociétés de gestion est en cause, elles ne sont pas aidées, tout comme les agences spécialisées supposées les aider à faire leurs choix, par les façons de faire des entreprises-cibles en matière de communication extra-financière. Ces dernières utilisent, sciemment ou non, les failles du système. En effet, des définitions ESG standard n’ont pas encore été établies et certains projets réglementaires tels que la taxonomie de l’UE, la directive MIF et d’autres dispositions sur la transparence de la finance durable n’ont pas encore été « alignées ». En conséquence, les analyses des agences et des gestionnaires d’actifs diffèrent parfois de manière significative. Au niveau national les superviseurs se préoccupent de longue date de la qualité de l’information fournie aux investisseurs sur les « produits financiers durables ».
Historiquement ils ont encouragé l’adoption de labels. La Luxembourg Finance Labelling Agency (LuxFLAG) existe depuis 2006 et propose plusieurs labels dont un dédié à l’ESG : En septembre 2021 près de 270 fonds en bénéficiaient. En France le ministère des finances a créé en 2016 le label ISR, dont l’objectif est d’offrir une meilleure visibilité aux fonds (OPC, FIA et fonds immobiliers) respectant les principes de l’investissement socialement responsable. Environ 840 fonds étaient labellisés à la mi-novembre. Des chiffres en forte hausse depuis trois ans, mais les labels sont nombreux (une demi-douzaine en Europe) et très variés, parfois au sein d’un même pays : en France le label ISR cohabite avec le label Greenfin créé par le ministère de l’Écologie en 2015.
Plus récemment les superviseurs ont passé la vitesse supérieure en mettant la pression sur le monde de l’asset management. L’AMF française a publié en mars 2020 sa doctrine contre l’écoblanchiment et, comme la Finma en Suisse, a contraint des gérants à abandonner les labels ESG après avoir constaté des cas « totalement inacceptables » de greenwashing. Aux États-Unis, la SEC, après avoir détecté des allégations « potentiellement trompeuses » début 2021 a demandé aux gestionnaires d’expliquer les normes qu’ils utilisent pour déterminer si des fonds respectent les critères ESG. Nick Miller, chef du département de gestion d’actifs à la FCA britannique, a déclaré que les « médiocres divulgations ESG » étaient si répandues au Royaume-Uni qu’il avait dû solennellement appeler les sociétés de gestion en juillet 2021 à enrichir les informations sur leurs approches de la durabilité dans les prospectus : « montrer comment leurs stratégies peuvent atteindre les objectifs ESG et pourquoi ils choisissent certaines actions » se révèle d’autant plus nécessaire que les fonds ESG facturent souvent des frais plus élevés.
Au Luxembourg, le régulateur en chef Claude Marx a déclaré en août dernier que la CSSF, après avoir jusqu’ici « adopté une approche de tolérance (par rapport à certaines questions ouvertes attendant une clarification de la part de la Commission européenne) et de fermeté (par rapport à ceux qui ne se préparent pas et ne se mettent pas aux normes)», ne fixerait pas d’exigences complémentaires nationales par rapport à celles décidées au niveau européen. Il y a en effet du nouveau de ce côté. Les principales dispositions du règlement de novembre 2019 « sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers », sont entrées en vigueur le 10 mars 2021. Curieusement ce règlement plus connu sous son sigle anglais SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) intervient avant que la « taxonomie verte européenne » soit appliquée et la publication des « actes délégués » qui viendront préciser certains aspects du texte n’a toujours pas été finalisée.
Le règlement SFDR définit notamment trois catégories de produits, l’idée étant que les investisseurs puissent les identifier plus facilement et disposent d’une documentation extra-financière avec des standards minimums au niveau européen. Les plus vertueux relèvent de l’article 9 : ils ont clairement un objectif d’investissement durable, les sommes collectées étant fléchées vers des activités contribuant à un objectif environnemental et/ou social. Les professionnels doivent expliquer les objectifs durables des produits mais aussi préciser comment ils prévoient de les atteindre et d’évaluer les résultats obtenus. Un indicateur extra-financier approprié doit être publié chaque année : ainsi, un fonds mettant en avant « l’économie circulaire » pourra insister sur l’amélioration du taux de valorisation des déchets ou des volumes recyclés par entreprise.
Les produits dits « article 8 » promeuvent des caractéristiques environnementales et/ou sociales mais sans poursuivre explicitement un objectif d’investissement durable, dès lors que les entreprises dans lesquelles les investissements sont réalisés appliquent des pratiques de bonne gouvernance. À la différence des produits classés en article 9, il n’y a pas d’obligation d’explication méthodologique, d’évaluation et d’amélioration de critère, ni autant de transparence. Les produits qui n’entrent dans aucune de ces deux catégories ne peuvent pas être présentés comme durables et appartiennent à la catégorie « article 6 ». Selon des chiffres publiés par l’Association française de la gestion en octobre 2021, les produits « article 8 » représentaient dans son pays fin 2020 quelque 94 pour cent du total (en valeur). Cette prédominance s’explique sans doute par le « flou artistique » du texte. Alors qu’il impose aux asset managers une plus grande transparence, il ne leur fournit pas de réelle méthode pour y parvenir, chacun pouvant définir la sienne pour quantifier le risque durable d’un portefeuille. Un expert estime même que « la manière dont le réglement a été rédigé et l’interprétation qui en est faite sont plutôt contre-productives, et les investisseurs particuliers sont aujourd’hui moins à même d’évaluer les différents produits labellisés ESG »..
Taxonomie verte
Le règlement européen « Taxonomie », adopté en juin 2020, n’entrera totalement en vigueur que début 2023. Il vise à établir une classification des activités économiques permettant de déterminer celles qui peuvent être considérées comme durables sur le plan environnemental. Pour cela elles doivent contribuer à au moins l’un des six objectifs de la finance verte sans porter atteinte aux cinq autres : atténuer le changement climatique, s’adapter à ce dernier, faire un usage raisonné des ressources d’eau, prévenir et réduire la pollution, protéger et restaurer la biodiversité, s’engager dans l’économie circulaire.
Cette « boussole environnementale » permettra d’investir à bon escient car les besoins en capitaux sont gigantesques. L’UE a évalué l’investissement annuel nécessaire à son « plan climat » (neutralité carbone en 2050) à quelque 350 milliards d’euros, auxquels s’ajoutent 130 milliards par an pour atteindre ses autres objectifs environnementaux ! Le texte, qui a bénéficié de plusieurs « actes délégués » courant 2021, avait fait l’objet dès décembre 2020 des critiques émises par 130 ONG et experts dénonçant l’influence du secteur gazier et des représentants de plusieurs autres branches industrielles et de l’énergie.
Iconoclastes
Desiree Fixler, 50 ans, sera restée pendant quelques mois seulement responsable de l’investissement durable de DWS, avant d’être licenciée en mars 2021 pour son rôle de « lanceuse d’alerte ». En revanche Tariq Fancy, ancien responsable de l’investissement durable chez BlackRock (2018-2019) a attendu son départ pour publier, en août 2021, un essai intitulé The Secret Diary of a Sustainable Investor dans lequel il critique la conversion tardive du numéro un mondial de la gestion aux vertus des critères extra-financiers, qu’il juge avant tout motivée par des intérêts commerciaux. Il s’en prend plus généralement à l’investissement durable, qualifié de « dangereux placebo »face à l’urgence climatique.