Entre réchauffement climatique et réforme du financement de l’Union européenne, les agriculteurs pris dans l’étau

L’agriculture européenne sous tension

d'Lëtzebuerger Land vom 14.07.2023

Par les temps qui courent il ne fait pas bon être agriculteur en Europe. Soumise à des calamités naturelles de plus en plus fréquentes et dévastatrices en raison du dérèglement climatique, la profession est aussi mise en cause, parfois de façon violente, pour ses modes de production accusés de porter atteinte à l’environnement. À cela s’ajoute, comme dans d’autres activités, une réglementation de plus en plus pesante. Pour couronner le tout, depuis 2022, la guerre en Ukraine a désorganisé les marchés agricoles et alimentaires et l’agriculture bio est en crise. Les effets combinés sont que, dans toute l’Europe, la production agricole accuse une baisse préoccupante.

Depuis plusieurs années, l’Europe connaît une succession inédite de catastrophes naturelles. Pour l’agriculture la plus problématique est la sécheresse. Elle ne concerne pas seulement les pays du sud. 46 pour cent du territoire de l’UE a été touché en 2022. En 2023 elle s’est manifestée de manière précoce dans le courant de l’hiver. À la fin du mois d’avril, 21,6 pour cent du territoire européen était déjà en « situation d’alerte », et 3,2 pour cent en « situation d’alarme ». L’Espagne et le Portugal étaient les pays les plus concernés par le déficit pluviométrique mais les pays baltes et scandinaves connaissaient également un sol plus sec que d’habitude. L’alimentation des animaux dans les pâturages a été directement impactée. Les récoltes d’hiver n’ont pas pu être achevées et certaines cultures printanières et estivales étaient parfois irrémédiablement compromises. Les pluies sont intervenues trop tardivement, à partir de mars, pour redresser la situation.

Les pays les plus touchés ont demandé la mobilisation des ressources financières de l’UE, en envisageant notamment l’utilisation de la « réserve agricole », une enveloppe de 450 millions d’euros destinée à soutenir les agriculteurs dans les périodes exceptionnelles. Mais son montant est insuffisant. En revanche, la Commission européenne a avalisé les aides, d’une tout autre ampleur, décidées dans certains pays (2,2 milliards d’euros en Espagne en mai 2023). Les précipitations excessives, qui se traduisent par des orages de grêle et par des inondations meurtrières ont aussi un impact sur l’agriculture. Là aussi, leurs dégâts sont considérables, dans un laps de temps réduit. Fin mai 2023, les fortes pluies qui se sont abattues sur le nord de l’Italie et l’Europe centrale, notamment certaines régions d’Autriche, de Bosnie, de Croatie et de Slovénie, ont fait sortir de nombreux cours d’eau de leur lit, provoquant la mort d’au moins treize personnes en Italie, et forçant des milliers d’habitants à fuir leur domicile. En juin et en juillet, c’était au tour de plusieurs régions de France (dont Paris) et du nord de l’Espagne d’être touchées. La fréquence des orages violents, des tornades et des inondations est appelée à augmenter, puisqu’il y a à peine deux ans en juillet 2021 c’étaient l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg qui étaient sous les eaux, déplorant plus de 200 morts et des milliards d’euros de dégâts.

Ces calamités naturelles, auxquelles il faudrait ajouter le gel, font partie des « risques du métier » mais, en raison de leur fréquence et leur ampleur, elles sont de plus en plus difficiles à assurer, amenant toujours plus d’agriculteurs à « jeter l’éponge », alimentant ainsi une tendance lourde à la baisse du nombre d’exploitations. Selon Eurostat, elles n’étaient plus que 9,1 millions en 2020, soit une baisse de 37 pour cent par rapport à 2005.

La réglementation est aussi devenue une source majeure de préoccupation, au point de faire parler « d’agribashing ». Elle trouve sa source dans diverses études montrant l’impact environnemental délétère des activités agricoles. Ainsi, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), environ un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent des systèmes alimentaires. La menace vient notamment du méthane, gaz inodore moins persistant mais aussi plus réchauffant que le dioxyde de carbone. Selon une étude américaine de 2017, ses émissions sont directement liées à la fermentation qui intervient lors du processus de digestion du bétail (en clair les « pets des vaches ») mais aussi aux modes de stockage et de traitement des déjections. Elles seraient plus importantes que prévues. En cause, les pays émergents d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, dont l’alimentation contient de plus en plus de viande et de produits laitiers, et qui connaissent la plus forte progression d’animaux élevés et consommés. En revanche, les émissions de méthane auraient augmenté moins fortement aux États-Unis et au Canada, et même reculé en Europe occidentale, toutes zones très riches en production bovine. En mai 2020, la Commission européenne a présenté sa stratégie « De la ferme à la table », l’une des initiatives-clés du Pacte vert (Green Deal) pour l’Europe. En contribuant aux efforts déployés pour parvenir à la neutralité climatique d’ici 2050, la stratégie vise à faire évoluer le système alimentaire actuel de l’UE vers un modèle durable. Parmi les objectifs figurent notamment une baisse des pesticides de cinquante pour cent d’ici 2030, un recul de vingt pour cent de l’utilisation des engrais et une augmentation de la superficie du bio à 25 pour cent de la surface agricole utile (contre neuf pour cent en 2020).

En août 2021, le Centre commun de recherche (CCR), un laboratoire scientifique et technique émanant de l’UE, a publié un rapport sur l’impact de ces mesures. L’étude a provoqué un certain émoi. Elle concluait en effet que si ces mesures permettraient bien de réduire les émissions agricoles de gaz à effet de serre de plus de 28 pour cent, cela se traduirait immanquablement, à l’horizon 2030, par un recul, en volume, de toutes les productions agricoles. Les plus affectées seraient les productions carnées avec un recul allant jusqu’à quinze pour cent pour la volaille, le porc et le bœuf. Le secteur laitier perdrait plus de dix pour cent de production, les céréales environ treize pour cent, les oléoprotéagineux (colza, soja, tournesol) douze pour cent et les fruits et légumes environ sept pour cent. Début 2022, une étude publiée par l’université néerlandaise de Wageningen sur le même thème évoquait une baisse de neuf pour cent de la production végétale.

Cette baisse de production liée à une diminution des surfaces et des rendements provoquerait, malgré une hausse des prix, une perte de revenus par exploitation, à l’exception notable des secteurs porcins et des fruits et légumes. Les céréaliers perdraient plus de 5 000 euros de revenu (subventions comprises) par exploitation, de même que les éleveurs laitiers. Les effets semblent en revanche plus limités pour les oléoprotéagineux, la volaille, le bœuf et les ovins. « Le secteur agroalimentaire devra traverser une transition difficile » concluait l’étude du CCR. Parallèlement Eurostat a calculé qu’il ne resterait que quatre millions d’exploitations agricoles en Europe en 2040, soit une baisse de plus de moitié (56 pour cent) par rapport à 2020.

À consommation identique ou en légère augmentation, les baisses de production devraient être compensées par une croissance des importations, notamment d’oléoprotéagineux, de fruits et légumes et de viande bovine et ovine. Les détracteurs de la stratégie européenne font observer que ces importations n’auront pas été produites avec des normes aussi strictes que dans l’UE et qu’il existe un risque de dépendance par rapport à des marchés internationaux, très volatils en raison de nombreux facteurs de perturbation. Quelques mois après la publication du rapport du CCR, la Russie agressait l’Ukraine, deux pays majeurs dans la production agricole mondiale. Les effets de l’agression ont été ressentis non seulement dans les prix des engrais, qui ont flambé, mais aussi dans l’afflux de produits agricoles ukrainiens dans l’UE, en particulier de blé, de légumineuses et d’œufs, ce qui a profondément affecté les pays limitrophes de l’Ukraine au point que quatre d’entre eux (la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la Bulgarie) ont unilatéralement bloqué les importations de produits agricoles ukrainiens et obtenu de la Commission des mesures de sauvegarde exceptionnelles pour le blé, le maïs, le colza et les graines de tournesol.

Une autre perturbation va intervenir dans les prochains mois. Début juillet l’Organisation météorologique mondiale a confirmé l’apparition d’un nouvel épisode du phénomène El Nino, ce réchauffement des eaux de surface du Pacifique qui bouleverse tous les cinq à sept ans le climat partout sur la planète. Le risque de sécheresse augmentera sensiblement en Australie et en Asie du Sud-Est, tandis que les inondations menaceront le sud des États-Unis et l’Amérique latine. Une baisse des productions de soja, de sucre ou encore de riz, denrée de base pour la moitié de l’humanité est attendue, avec à la clé une hausse des prix qui se fait déjà sentir. Selon une étude récente de la BCE, les prix alimentaires mondiaux augmentent de six pour cent dans l’année qui suit un épisode El Nino, ce qui risque d’alimenter les anticipations d’inflation.

Nouvelle PAC

Mise en place en 1962, la politique agricole commune (PAC) a connu de nombreuses vicissitudes. Au fil des années, si ses objectifs et son fonctionnement ont évolué, elle reste le principal poste de dépenses de l’Union européenne, avec 32 pour cent du budget. Entrée en vigueur le 1er janvier 2023, avec deux ans de retard en raison de rudes négociations entre le Parlement européen et le Conseil, la nouvelle PAC met en place les « éco-régimes », un système d’aides directes visant à promouvoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement, et autorise les plans stratégiques nationaux, des feuilles de route rédigées par chaque pays pour une période de cinq ans. Des changements qui visent à donner une plus grande marge de manœuvre aux États membres.

Pour la période 2023-2027, quelque 264 milliards d’euros permettront de soutenir les agriculteurs européens dont les trois quarts sont issus du Fonds européen agricole de garantie (FEAGA). Le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et le Plan de relance européen de 2020 complètent le financement public européen. En comptant les financements nationaux complémentaires, le budget public total dédié aux agriculteurs et aux collectivités rurales s’élèvera à 307 milliards d’euros pour la période 2023-2027.

Actions violentes

Un peu partout en Europe, des écologistes radicaux se livrent à des « actions de désobéissance civile » contre des projets agricoles jugés néfastes pour l’environnement. Leur maître à penser est l’écrivain suédois Andreas Malm, qui a théorisé la nécessité d’actions violentes, comme des destructions et des sabotages, pour la défense de la cause environnementale. En France, plus grand pays agricole d’Europe, ils se sont réunis le 25 mars à Sainte-Soline, dans le centre-ouest, sur le chantier d’une « méga-bassine » (vaste retenue d’eau) pour en stopper la construction. Le rassemblement (interdit) de quelque 20 000 personnes a été le théâtre de violents affrontements avec les forces de l’ordre : 200 manifestants auraient été blessés, dont quarante grièvement. En face, près de cinquante gendarmes ont été blessés. Une nouvelle manifestation est prévue en août.

Le 11 juin à Pont-Saint-Martin, près de Nantes, des écologistes activistes ont arraché des plants de muguet pour les remplacer par des semences de graines de sarrasin, une opération visant à dénoncer l’utilisation intensive de l’eau et du sable. Du matériel d’irrigation et des plantations voisines ont été détruits, amenant le gouvernement à dissoudre le 21 juin le collectif écologiste à l’origine de l’action, Soulèvements de la Terre. Mais la mouvance reste active et diversifie ses cibles. Une semaine plus tôt en Bretagne ce sont des grandes surfaces vendant des herbicides qui ont été visées par un groupe d’une vingtaine de personnes, tandis que depuis un an des golfs ont été saccagés en France, en Suisse et en Allemagne.

Georges Canto
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