« C’est une décision courageuse d’Emmanuel Macron », a déclaré Luc Frieden, dimanche soir, à propos de la dissolution de l’Assemblée nationale française. La presse internationale évoque un « coup de poker », une « partie de roulette russe » ou un « jeu avec le feu politique ». Le Premier ministre luxembourgeois y voit « une preuve de leadership ». Le « CEO du Luxembourg » ne cache pas son admiration pour le libéral français. En décembre, il expliquait à Télécran chercher de « l’inspiration » auprès d’autres dirigeants, « par exemple Barack Obama ou Emmanuel Macron ». Sur Eldoradio, il faisait l’éloge de Macron, « un homme qui pense très rapidement » (et qui a été le premier à l’inviter après son assermentation). Sa discussion avec le président français aurait jusqu’ici été « la plus intéressante, également celle qui est le plus allée en profondeur », renchérissait Frieden en février sur le podcast Gëlle Fro. Macron lui aurait donné le sentiment « de connaître mon CV par cœur ». Frieden lui aurait d’ailleurs parlé de son fils qui travaille à Paris (dans le cabinet d’affaires Baker McKenzie) : « Dat bréngt dech méi no ».
De nouveau, Luc Frieden arrive sur le tard. Xavier Bettel affichait dès 2017 son amitié avec Emmanuel Macron (et Charles Michel) : « Die liberale Boygroup », notait la Süddeutsche. Libération soulignait le côté com’ : Santer et Juncker avaient Kohl pour percer sur la scène européenne, Bettel s’est raccroché à Macron : « En bon politique, Bettel veut surfer sur cette vague qui pourrait lui permettre de rebondir à domicile ». Alors qu’au Luxembourg, Macron continue à être placé sur un piédestal, son image s’est ternie en France. Il risquera d’entrer dans l’Histoire comme celui qui a ouvert la voie au Rassemblement national. Cette semaine, Le Monde rappelle ses nombreux « flirts » avec l’extrême droite : « En sept ans de présidence Macron, il y a eu l’interview à Valeurs actuelles, la reprise des mots ‘décivilisation’ ou ‘ensauvagement’ et enfin une loi immigration, promulguée en début d’année, flattant l’idée de préférence nationale. » Résultat des courses : Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen réalise le meilleur score de son histoire. Ce dimanche, la liste Rassemblement national a rassemblé 31,4 pour cent des voix ; du jamais vu.
En convoquant des élections législatives pour le 30 juin et le 7 juillet, les apprentis-sorciers de l’Élysée jouent le tout pour le tout. Menant une guerre éclair, Macron veut se positionner en « rassembleur », renvoyant dos à dos les « deux extrêmes ». Il comptait exploiter les tensions qui traversent la gauche, flattant les socialistes et accusant les mélenchonistes d’« antisémitisme » et d’« antiparlementarisme ». Le « Front populaire », constitué en un temps-record par les partis de gauche (sous la pression de leurs membres), pourrait contrecarrer ce calcul, s’il n’explose pas au décollage. Quant à la droite traditionnelle, elle se décompose en direct, dans un soap opéra tragi-comique. Le RN se dit, lui, « prêt » à gouverner, avec Jordan Bardella à Matignon, en attendant l’arrivée de Marine Le Pen à l’Élysée en 2027.
L’explosion du paysage politique hexagonal est très peu commentée au Luxembourg. Les politiciens et électeurs suivent davantage les médias allemands, dont ils importent la grammaire et les obsessions (« Heizungsdebatte »). Dans son discours sur l’état de la nation de ce mardi, Luc Frieden n’a fait qu’une référence indirecte à la montée spectaculaire du parti de Marine Le Pen (et à la percée de l’AfD), qu’il a pudiquement qualifiées de « renforcement des eurosceptiques dans nos pays voisins ». Une autre banalisation de l’extrême-droite.
Le lendemain, le député Déi Lénk, Marc Baum, a repris le Premier ministre, en lui rappelant la menace que d’ici un mois « un gouvernement d’extrême-droite, voire fasciste » gouverne la France. Sur l’estrade parlementaire, il a tancé Luc Frieden pour avoir qualifié de « courageuse » la décision de dissoudre l’Assemblée nationale. « Ce n’était pas courageux de la part de Macron ! Il a ouvert le boulevard au suicide ordonné de toute une nation, et par là au début de la fin de l’Union européenne », a analysé Baum. Le député Déi Lénk a ensuite tenté d’ouvrir une perspective moins défaitiste : « La nuit est toujours plus sombre avant l’aube ». Il faudrait garder espoir que le Front populaire réussisse à « renverser la tendance ». Le Premier a réagi en soulignant que les deux tiers du Parlement européen étaient issus du « centre politique ». Puis d’ajouter : « Frankräich ass eng aner Situatioun… »
Le gouvernement se prépare-t-il à cette « autre situation » ? Planche-t-il sur un plan de contingence ? A-t-il mis sur pieds une cellule pour se préparer aux chocs potentiels, notamment sur la main d’œuvre frontalière, le centre financier et la fiscalité internationale ? Non, répond-on dans les ministères. Celui des Affaires étrangères avance très prudemment. À travers le réseau d’ambassades, on suivrait « de près » les développements politiques « dans tous nos pays partenaires, y compris nos pays voisins ». Quant à la mise en place d’une cellule spéciale, cela ne serait « pas prévu ». « Nous suivons avec préoccupation la situation en France », répond-on du côté du ministère des Finances. Puis de rassurer sur le bifteck : « Cela étant, le principe de l’unanimité en matière fiscale n’est pas remis en question. »
Réponse similaire du côté de l’ABBL qui dit ne pas avoir mis en place de groupe de travail pour étudier les conséquences potentielles d’une cohabitation Macron/Bardella. Alors que les banques grouillent de risk managers, leur lobby se déclare incapable d’anticiper le risque macroéconomique et géopolitique que constituerait une France gouvernée par l’extrême-droite. Pour la place bancaire, la question est pourtant centrale. Non seulement à cause de la main d’œuvre majoritairement frontalière qui fait tourner la boutique, mais également à cause du poids qu’ont pris les banques françaises au Luxembourg. Elles y ont éclipsé leurs concurrentes allemandes au cours des années 2010. Les actifs et les profits de la Société générale pèsent aujourd’hui deux fois plus lourd que ceux de la Deutsche Bank. (Sans parler de BNP Paribas, actionnaire majoritaire de la BGL, principale banque de détail luxembourgeoise.)
Sur la place financière, on explique que le programme économique et financier du RN serait trop vague, la situation politique trop imprévisible. Dans ses publications, le RN promet par exemple « décourager l’optimisation fiscale abusive », mais sans entrer dans les détails. L’extrême-droite de 2024 ferait-elle moins peur aux banquiers que l’Union de la gauche de 1981 ? À deux semaines et demie de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, le Luxembourg avait pris soin de blinder son secret bancaire. Dans l’exposition digitale BGL – Histoire d’un siècle (2019), l’ancien gérant de l’agence bancaire à Mondorf se remémorait : « Do war de Mitterrand Chef am Frankräich, do huet ee musse verschidden Tricke maache fir d’Fransousen... » Et de raconter une anecdote sur un client frileux : « Do sinn ech Samschdeg mat mengem Fëschgeschier op Metz op de Weier gefuer a wann ech erëm komm sinn, hat ech deem seng Suen am Kuerf. » C’était le bon vieux temps de l’offshore.
Le principal enjeu pour « la place » se situe désormais ailleurs : C’est le marché unique et l’union des marchés des capitaux, de préférence sans harmonisation fiscale ni centralisation de la supervision. Or, le RN n’est pas un grand fan de la libre circulation, et revendique le droit de « favoriser nos entreprises au niveau national ». Pour le Luxembourg dans son ensemble, la question existentielle est probablement celle des frontières : Leur fermeture (côté allemand) durant le Grand confinement a constitué une blessure narcissique. C’était un rappel (vite refoulé) de la fragilité inhérente et de la dépendance totale du Luxembourg par rapport à ses voisins. Or, le RN n’a de cesse de fustiger « l’idéologie du sans-frontiérisme ». Dans son mini-programme pour les européennes, le parti dit vouloir « réserver » la libre-circulation « aux seuls ressortissants des États membres ». Les troupes de Le Pen promettent de « rétablir une surveillance nationale des frontières » ; les effectifs de la douane devraient « retrouver leur niveau de 1990 ».
Le RN a renoncé à la sortie de l’euro (et a fortiori au Frexit). Il plaide désormais pour une « alliance européenne des nations libres et souverainistes ». Concrètement, le parti veut une UE impuissante. La Commission devrait être ravalée au rang de « secrétariat général […] sans pouvoir décisionnaire, ni initiative législative ». Le parti propose également un référendum pour « réaffirmer la supériorité de la Constitution française sur les normes et juridictions européennes ». La Cour de Justice de l’UE au Kirchberg n’aurait plus qu’à fermer boutique. Sur un point au moins, le gouvernement CSV-DP et le RN sont alignés : « Garantir le droit de veto des États », lit-on dans le programme de Bardella.
Réélu en 2022 grâce à l’électorat de gauche, Macron y a perdu le peu de crédit qui lui restait. Son libéralisme autoritaire s’est pleinement exprimé durant la réforme des retraites. Aux manifestations syndicales (pas moins de quatorze journées de mobilisation), l’exécutif répondait par l’escalade : Une pluie de matraques, de gaz lacrymos et de grenades de désencerclement. Vue du Luxembourg, une telle brutalité choquait : En mai 2023, la délégation du Grand-Duché à l’Office des Nations unies de Genève recommandait à la France de « repenser » ses politiques de maintien de l’ordre « pour éviter l’usage excessif de la force […] lors des manifestations ». En fin de compte, Macron choisit le 49.3, c’est-à-dire le passage en force. Ce mercredi sur Radio 100,7, Luc Frieden a promis de ne pas imiter Macron pour son (éventuelle) réforme des retraites : « Ech wëll net, datt mir do mat dem Kapp duerch d’Mauer ginn ». Une réponse indirecte à la présidente de l’OGBL, Nora Back, qui avait estimé la veille dans le Wort que les résultats français devaient servir de leçon au CSV quant aux conséquences d’une réforme imposée contre la volonté de la population et du Parlement.
Dimanche dernier, la Lorraine a été engloutie par la déferlante brune. Jordan Bardella sort premier dans l’écrasante majorité des communes frontalières. Même les villes ouvrières ancrées à gauche comme Longwy, Fameck, Villerupt, Uckange ou Woippy sont tombées. Au premier tour de la présidentielle, Mélenchon y était sorti premier. Aux européennes, c’est le RN qui a été plébiscité. Le désarroi dans ces territoires relégués est réel. Ce mardi, la Ville de Mont-Saint-Martin, coincée entre Athus et Rodange, a organisée une « journée ville morte ». Une manière pour le maire PCF d’alerter sur la « situation ubuesque » que traverse sa commune : À partir du 1er juillet, celle-ci pourrait se voir contrainte de fermer les écoles, la salle des sports et d’autres services de proximité, faute d’avoir un assureur. Après les émeutes de juin-juillet 2023 (qui ont causé trois millions d’euros en dégâts publics), aucune compagnie d’assurance n’a voulu conclure un contrat avec la ville.
Seule une poignée de villages ruraux à la lisière du Luxembourg voient encore le parti macronien arriver en tête ; c’est notamment le cas d’Évrange, Kanfen, Hagen ou Rodemack. Ces communes bucoliques du canton de Cattenom se sont transformées en cités-dortoirs : de nouveaux lotissements y ont poussé, et les prix immobiliers battent les records. Ils hébergent pour la plupart de jeunes employés et cadres travaillant de l’autre côté de la frontière. Or, même dans ces villages, le RN voit son score exploser. À Zoufftgen, l’extrême-droite triple son score et arrive premier ; alors que 76 pour cent de la population active travaillent au Grand-Duché. Qu’un frontalier vote pour un parti prônant la « préférence nationale » peut sembler contradictoire. Du moins à première vue : Car passer deux heures par jour dans le trafic congestionné ou les trains bondés n’est pas forcément vécu comme un privilège. L’idée que travailler dans un pays multiculturel et multinational ait un effet immunisant contre l’extrême-droite trahit une certaine arrogance de la part des Luxembourgeois vis-à-vis des « métropolisés ». (Il n’existe pas d’étude sur le comportement électoral des frontaliers, probablement parce que ces 120 000 voix pèsent finalement assez peu par rapport au total de cinquante millions d’électeurs français.)
Le vote expat diverge fortement du vote frontalier. Aux européennes de ce dimanche, la liste macroniste engrange 29,8 pour cent (1 345 voix), tandis que la liste PS récolte 16,4 pour cent (739 voix). Côté extrême-droite, les résidents français ont, de nouveau, préféré Éric Zemmour (respectivement son alliée éphémère Marion Maréchal) à Marine Le Pen. La liste du polémiste islamophobe atteint 9,9 pour cent (contre 5,5 en France), devançant de 31 voix le RN. (Il n’y eut que 4 558 votants, soit moins d’un quart des inscrits.) En 2022 déjà, Zemmour avait nettement « surperformé » au Grand-Duché, au point de dépasser la barre des dix pour cent. Un vote qui révèle la forte présence au Luxembourg d’une bourgeoisie ultra-catholique, aussi droitière qu’élitiste, travaillant sur la place (financière) et dans les institutions (européennes). En juin 2023, une cinquantaine d’autoproclamés « patriotes », plutôt jeunes et BCBG, assistaient à un meeting de Zemmour sur les rives de Clausen, précédé par un déjeuner dans une salle privative du Royal Hamilius. À l’occasion, Éric Zemmour avait rencontré le député ADR Fernand Kartheiser : Les deux jurèrent de « défendre l’Europe civilisationnelle ».
Il sera intéressant d’observer si, dans les prochaines semaines, un membre du gouvernement luxembourgeois osera appeler les Français à « empêcher cela ». C’est ce qu’avait fait, en avril 2022, le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP). Une présidence Le Pen, déclarait-t-il, conduirait à « un bouleversement en Europe » qui serait menacée comme « projet de paix ». Et d’ajouter que la France se trouverait « dans une sorte de guerre civile politique ». Ce lundi, le spécialiste de l’histoire du nazisme, Johann Chapoutot, a mis en garde les lecteurs de Libération : « Une victoire électorale du RN peut vite déchaîner des militants identitaires qui savent pouvoir compter sur des sympathies dans la police ». Quant à l’hypothèse de l’usure du pouvoir, il rappelle qu’on en parlait déjà en 1932 : « On aurait mieux fait d’écouter Goebbels, qui confiait à son journal : ‘Nous entrons et nous n’en sortirons plus, sauf morts’ ».
Aux États-Unis également, la possibilité d’une seconde présidence Trump a replacé les années 1930 au centre de l’attention. Dans le New Yorker, l’essayiste Adam Gopnik revient sur le rôle des « establishment enablers » dans l’accès au pouvoir de Hitler : « In a now familiar paradox, the rational forces stuck to magical thinking, while the irrational ones were more logical, parsing the brute equations of power. »