Le prix du gaz a quadruplé en quelques mois. L’énergie de source renouvelable manque. L’Europe se creuse la tête

Choc énergétique

d'Lëtzebuerger Land vom 15.10.2021

Il y a exactement 48 ans, en octobre 1973, le premier « choc pétrolier » intervenu après la guerre du Kippour plongeait le monde dans la récession et mettait fin aux Trente Glorieuses. Dans les années 70 et 80, puis à nouveau dans la première décennie du XXIe siècle, le prix du pétrole a été surveillé comme le lait sur le feu, ses hausses brutales comme celles de 1979, 2005 et 2008 ayant eu des effets délétères sur la croissance. Aujourd’hui c’est plutôt le prix du gaz qui pose problème avec un quadruplement en quelques mois. Mais en réalité ce sont toutes les énergies fossiles qui connaissent d’importantes augmentations avec des répercussions potentiellement très négatives sur l’économie mondiale si elles étaient appelées à durer. La reprise économique post-Covid et le climat de l’année 2021 ont provoqué une hausse de la demande d’énergie et, face à une offre peu élastique, de fortes pressions sur les prix.

Les tarifs du gaz sur les marchés internationaux ont quadruplé de la fin juin 2020 à début octobre 2021, et doublé depuis fin mai 2021 avant de connaître un léger tassement1. La hausse de la demande liée au redémarrage des économies, notamment en Asie a été accentuée par la nécessité en Europe de reconstituer des stocks après un hiver 2020-2021 long et rude et de préparer la saison hivernale à venir. Face à cela, l’offre a été limitée par des maintenances sur les installations en Norvège et de violents incendies en Russie, d’où provient quarante pour cent du gaz consommé dans l’UE. Il semblerait par ailleurs que ce pays ait volontairement réduit ses livraisons, amenant l’Agence internationale de l’énergie (une organisation de trente membres, rattachée à l’OCDE) à estimer le 21 septembre « que la Russie pourrait faire plus pour augmenter la disponibilité du gaz en Europe ».

Cette situation s’est traduite très rapidement par une hausse du prix pour les consommateurs directs de gaz (ménages et entreprises). En Espagne, la facture des ménages, fréquemment indexée sur les prix de gros, a fait un bond de plus de soixante pour cent dès le printemps, déclenchant des troubles sociaux. En France où le prix est pourtant réglementé, il a augmenté de 64 pour cent de janvier à octobre ! La hausse a eu aussi une influence sur le coût de la production d’électricité, car notamment en Europe le gaz en est devenu un « ingrédient » majeur, une tendance accentuée par l’évolution du prix des quotas d’émission de CO2, ces « droits de polluer » payés par les industriels : leur hausse les dissuade d’utiliser le charbon et les poussent à préférer le gaz.

Mais, sauf dans les pays où le nucléaire est très majoritaire (comme en France, avec 70 pour cent), son coût a été aussi fortement impacté par les hausses des prix des autres énergies fossiles. Ainsi, depuis la fin octobre 2020 le prix du baril de pétrole a été multiplié par 2,4, l’essentiel de la hausse ayant été acquise entre novembre et mars. Les automobilistes en ont rapidement ressenti les effets en passant à la pompe. D’autre part, alors qu’en mai 2020, le cours du « charbon-vapeur » était tombé sous la barre des quarante dollars la tonne (prix spot sur le marché Anvers-Rotterdam-Amsterdam). Il n’a cessé de croître depuis. Courant août, le charbon a atteint les 150 dollars par tonne pour se fixer à 230 dollars le 11 octobre, soit un quasi-sextuplement en moins de 18 mois. Le charbon redevient compétitif à cause de l’envolée des prix du gaz, et la Chine et l’Inde, qui sont déjà les deux plus gros importateurs mondiaux, ont remis en service des centrales à charbon pour faire face à la forte hausse de la demande d’électricité et éviter le black-out.

Aux hausses du prix du gaz, du pétrole et du charbon, qui restent importants pour alimenter les centrales électriques dans la plupart des pays, se sont ajoutés deux éléments. L’un, ponctuel, est que pour des raisons climatiques la production d’électricité d’origine renouvelable a été relativement faible en Europe en 2021. L’autre, structurel, est la nécessité de financer la transition énergétique : soutien aux énergies renouvelables, coûts des raccordements au réseau électrique des éoliennes et des parcs photovoltaïques, travaux de rénovation pour contribuer à la réduction des émissions de CO2. Les prix diffèrent d’un pays à l’autre, car l’électricité est pour l’essentiel produite sur place et n’est pas stockable. Ils dépendent aussi du mix énergétique local, de la politique des pouvoirs publics et de la fiscalité. Mais même dans un pays réputé bon marché comme la France, grâce au nucléaire, la hausse est notable. Le prix de l’électricité à douze mois y a atteint un niveau historique en franchissant la barre symbolique de cent euros le mégawattheure, contre 80 euros en août et 45 euros au début 2021 soit plus qu’un doublement. En Espagne on est passé d’une trentaine d’euros par mégawattheure au début de l’année à plus de 90 euros dès le mois de juin.

L’impact global sur les ménages est élevé. En Espagne, les factures d’électricité ont augmenté de 37 pour cent en un an. En Italie, elles augmenteront de quarante pour cent au dernier trimestre 2021. Et en Belgique, où les prix de l’énergie étaient déjà parmi les plus élevés d’Europe, on estime qu’un ménage sur cinq (un sur quatre en Wallonie) est en situation de « précarité énergétique » avant l’hiver. Du côté des entreprises, le quotidien parisien Le Monde fait état « d’industriels déboussolés par la hausse et la volatilité des cours de l’énergie », laquelle s’ajoute parfois à la forte poussée des cours des matières premières. Pour les sociétés d’une certaine taille, une partie de la consommation est couverte par des contrats négociés durant une période plus longue, mais elles doivent aussi s’approvisionner directement sur les marchés de court terme, très volatils. En France l’association CLEEE regroupant de gros acheteurs d’électricité et de gaz (de grands groupes tels que SNCF, Orange, Veolia, Bouygues, Accor, La Poste), a constaté que la moitié des adhérents ont précommandé de l’électricité à terme pour 2022 mais que les autres, dont la plupart n’ont pu le faire par manque de visibilité sur leur niveau d’activité à la sortie de la crise subiront une hausse moyenne de trente pour cent (taxes et coûts d’acheminement compris) de l’électricité.

Les secteurs dits électro-intensifs, comme l’aluminium, la chimie ou le papier-carton, sont les plus exposés, avec une anticipation d’augmentation d’un tiers de leur facture électrique et donc un impact majeur sur leur compétitivité. De nombreuses entreprises ne pourront pas répercuter cette augmentation non anticipée sur leurs prix de vente, ou seulement partiellement. Partout en Europe les gouvernements sont obligés de réagir rapidement. Baisse de taxes (notamment de la TVA) en Espagne et en Italie ; dans ce dernier pays des mesures d’urgence pour effacer les hausses pour trois millions de ménages modestes et pour les très petites entreprises ont été prises. Idem en France, où un chèque énergie de cent euros doit être versé en décembre à près de six millions de foyers et un blocage des prix a été décidé jusqu’en avril 2022, date de la prochaine élection présidentielle ! Le 22 septembre, lors d’une réunion informelle des ministres des transports et de l’énergie de l’U.E. la commissaire chargée du secteur, l’Estonienne Kadri Simson, a indiqué que la Commission devrait prochainement présenter une « boîte à outils » des mesures que les États pouvaient utiliser pour alléger les factures tout en restant dans les clous des règles de la concurrence.

La BCE quant à elle observe de près l’accélération des prix de l’énergie et son impact éventuel sur l’inflation mais elle considère toujours le phénomène comme transitoire, a déclaré le 7 octobre le néerlandais Frank Elderson, membre du directoire de la banque. « Il y a clairement des goulots d’étranglement au niveau de l’offre, il y a des facteurs exceptionnels donc nous considérons toujours que ce sont des facteurs largement temporaires ». Mais pour combien de temps précisément ? « Cette situation pourrait durer tout l’hiver » avait déclaré fin septembre le Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, la grande inconnue étant la météo. En France la Commission de régulation de l’énergie dit anticiper « un maintien de niveaux de prix très élevés pendant l’automne 2021 et l’hiver 2021-2022, puis une baisse à partir du printemps et de l’été 2022, avant un retour à la normale pour l’année 2023 ». On observe néanmoins qu’il a suffi que Vladimir Poutine fasse, à l’occasion de son anniversaire, une déclaration apaisante sur la fourniture de gaz par la Russie pour que le prix du gaz chute de 17 pour cent en une semaine !.

1 L’unité de cotation du gaz naturel est le million de BTU (British thermal unit), une mesure énergétique correspondant à 1,05 kilojoule. Le cours du gaz naturel est libellé en dollars US sur le New York Mercantile Exchange. Il était de 1,6 dollar par MBtu le 24 juin 2020 et de 6,4 dollars le 6 octobre 2021 soit très exactement 4 fois plus.

Poutine et le gaz

Selon l’Agence Internationale de l’énergie, les exportations de la Russie vers l’Europe sont inférieures à leur niveau de 2019. Les États-Unis n’hésitent pas à dire que la Russie manipule l’offre afin d’en bénéficier pour des raisons géopolitiques. Les Européens sont plus discrets car plus dépendants. Selon Vladimir Poutine, l’Europe est responsable de la crise du gaz, car elle n’a pas conclu suffisamment de contrats de livraison à long terme avec la Russie, favorisant ainsi l’envolée record des prix. Plusieurs experts reconnaissent en effet que les gros acheteurs ont choisi de sortir des contrats à long terme pour lesquels les prix du gaz étaient indexés sur le prix du pétrole, allant vers un système de marché plus classique où le prix peut varier de façon assez importante, en quelques mois, en fonction de l’offre et de la demande.

Le président russe a aussi indiqué que les livraisons ne pouvaient augmenter cette année car le nouveau gazoduc vers l’Allemagne nommé Nord Stream 2, dont le chantier a été retardé par les sanctions américaines contre Moscou, n’était pas terminé (il le sera fin 2021). Mais une quarantaine d’eurodéputés, qui ont demandé une enquête auprès de la Commission, considèrent que les dirigeants russes ont volontairement réduit les fournitures de gaz passant actuellement par l’Ukraine pour pousser l’Allemagne à approuver plus rapidement l’entrée en service du nouveau gazoduc à travers la mer Baltique.

Georges Canto
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