Vivre le théâtre, penser le paysage

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2024

Fin mai, le Escher Theater a réjoui le public avec la nouvelle proposition de Stéphane Ghislain Roussel, créée pour et avec la grande comédienne Marja-Leena Junker que l’auteur et metteur en scène retrouvait après Golden Shower (2013) et Savannah Bay (2016). Luonnollisesti (mot finnois pour dire « naturellement ») est une performance en deux parties, un spectacle coproduit par le Escher Theater et la structure de création Projeten.

Une aventure de plusieurs années pour Stéphane Ghislain Roussel, avec des voyages en Finlande, pays natal de Marja-Leena Junker, pour découvrir son village, Padasjoki, appréhender les relations de ce pays à la nature, les liens de la comédienne à la forêt, au lac Päijänne, à sa maison en bois... Plusieurs résidences de travail ont ainsi nourri son travail et celui de l’artiste sonore Émilie Mousset.

Le spectacle démarre avec un concert immersif au troisième étage de l’Ariston, la pluie ayant empêché sa tenue dans la forêt Ellergronn où il était prévu. Là, huit haut-parleurs, avec huit pistes sonores différentes, font partie de l’installation inédite, avec sons mixés en direct, d’Émilie Mousset. Sa composition électroacoustique tricote habilement sons du paysage (de la forêt et de la ville) et musiques composées en transportant le public dans une expérience sensorielle inédite. Souffle du vent, ruissellement de l’eau, chant des oiseaux, bruit des sabots d’un cheval, pas dans la neige ou grondement d’un train se mêlent à des sons de gongs, notes d’un vibraphone, rires d’enfants, chansons, paroles chuchotées par Marja-Leena Junker (en finnois et français) créant une atmosphère paisible, réconfortante, joyeuse, mystérieuse ou inquiétante.

En seconde partie, dans la salle de l’Ariston, Émilie Mousset prolonge ce beau travail sonore sur le vibrant monologue de Marja-Leena Junker, monodrame construit autour de sa vie de femme et de comédienne. Le texte de Stéphane Ghislain Roussel relie finement éléments autobiographiques, souvenirs de scène (certains réels, d’autres fictifs), récits de l’enfance, réflexions sur la mémoire ou le temps qui file et amène à interroger l’écologie, l’intime et le politique.

Majestueuse, en toute simplicité, Marja-Leena Junker, tout de rouge vêtue, joue ici son propre rôle, elle est narratrice de sa propre histoire, elle est comédienne (« j’aime jouer »). Elle est cette artiste mobilisée pour les femmes, pour la paix, pour la planète. Elle embarque le public dans son monde, la famille, la fratrie, partage ses engagements, ses indignations, ses colères, raconte ses tournées, dit son attachement aux arbres. Elle se remémore les contes cruels de sa jeunesse, une macabre découverte dans le lac Päijänne, la mort d’un jeune garçon, la disparition de la « sorcière » du village et le « cri collectif des arbres », ces bouleaux qu’on a oublié de remercier. Elle évoque la scierie du père (fermée), la maison fantôme, les paysages envoûtants et la lumière si particulière, le « sang et la sève dans les veines »…

De son départ à 21 ans pour le Luxembourg (« j’adore ce pays ») à son retour en Finlande (« la densité urbaine m’étouffe »), en passant par les rôles qui l’ont marquée, comme celui de cette mère courage du Stabat Mater Furiosa de Jean-Pierre Siméon, Marja-Leena Junker raconte et se raconte, debout et rayonnante, assise sur une chaise ou couchée sur un lac de copeaux de bois au centre du plateau lorsqu’elle reprend La Fiancée du loup d’Aino Kallas.

La mise en scène sobre et précise va à l’essentiel et, avec grâce, met en lumière la comédienne, souvent proche du public. Stéphane Ghislain Roussel s’est entouré d’une belle équipe artistique dont la scénographe luxembourgeoise Peggy Wurth qui propose un plateau épuré : à côté des copeaux de bois, seules une petite chaise noire et une intrigante boîte blanche (petit théâtre d’ombres révélé à la fin du spectacle) habitent la scène irriguée de rouge, de noir et de blanc alors que les lumières de Jean-Pierre Michel mettent efficacement en relief les atmosphères plurielles de ce monologue grave ou léger, toujours émouvant. À la fin, le rideau noir s’ouvre laissant apparaitre un grand écran blanc : « la dernière cérémonie peut démarrer » dit la comédienne en écho à ses premiers mots : « le théâtre, c’est toujours une cérémonie ».

Luonnollisesti, un beau spectacle qui dit la force et la fragilité de l’être. Intime et universel.

Karine Sitarz
© 2024 d’Lëtzebuerger Land