La publication le 29 juin par l’Institut statistique d’Espagne du taux d’inflation national a fait l’effet d’un choc. Il s’est établi à 1,9 pour cent en rythme annuel, soit un point de moins que le mois précédent, retombant à son niveau de fin 2021. C’est la première fois depuis dix-huit mois qu’une grande économie de la zone euro repasse sous l’objectif fixé par la BCE. Le même jour, selon l’office statistique européen Eurostat, le taux d’inflation annuel dans la zone euro était estimé à 5,5 pour cent, un niveau encore élevé mais en baisse de 0,6 point par rapport à mai et presque deux fois inférieur à son pic d’octobre 2022 (10,6 pour cent). Le Luxembourg affichait alors la meilleure performance avec un taux d’un pour cent, nettement inférieur aux attentes. Même configuration aux États-Unis où l’indice des prix publié mi-juin, qui était encore de 4,9 pour cent en mai, a baissé à quatre pour cent, le taux d’inflation le plus bas depuis avril 2021 !
Il n’en fallait pas davantage aux acteurs économiques pour espérer que les banques centrales mettent fin à leur politique de hausse des taux d’intérêt, leur objectif majeur étant en bonne voie d’être atteint. À savoir juguler l’inflation autour de deux pour cent. Or, non seulement il n’en est rien, mais de nouvelles augmentations sont attendues d’ici fin 2023. Pourquoi ? Aux États-Unis le 14 juin la Fed a décidé, après dix tours de vis successifs de maintenir son principal taux directeur dans une fourchette de 5 à 5,25 pour cent – un niveau inédit depuis 2008 - ce qui a laissé penser à un changement de sa politique monétaire. Mais dans le même temps, la banque centrale américaine a publié les anticipations des membres de son FOMC (Federal Open Market Committee, comité de politique monétaire) : le taux moyen anticipé pour la fin 2023 est de 5,5 à 5,75 pour cent !
Le lendemain, le 15 juin, la BCE relevait encore, pour le porter à 3,5 pour cent, son principal taux directeur, le « refi ». Le 27 juin, lors de son dixième Forum annuel tenu à Sintra au Portugal, Christine Lagarde a enfoncé le clou en estimant « peu probable que, dans un avenir proche, la Banque centrale puisse affirmer en toute confiance que le pic de nos taux a été atteint ». Elle a annoncé, de ce fait, « qu’à moins d’un changement important dans les perspectives, nous continuerons à augmenter les taux en juillet ». Comment expliquer une telle intransigeance, alors que la répercussion des hausses continuelles enregistrées depuis juillet 2022 - quand le refi était encore négatif - sur les taux des crédits bancaires et sur l’activité suscite les plus vives inquiétudes, puisque la prévision de croissance en zone euro en 2023 est d’à peine 1,1 pour cent ?
Pour la BCE, la diminution de l’inflation est un trompe-l’œil, car elle est surtout due à celle des prix de l’énergie, orientés à la baisse (- 5,6 pour cent en rythme annuel en juin) après la flambée qui a suivi le début de la guerre en Ukraine. En revanche l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation), indicateur de référence des banquiers centraux, reste élevée et ne diminue pas. Son taux, en glissement annuel, est passé de 5,3 pour cent en mai à 5,4 pour cent en juin pour les vingt pays de la zone euro, selon Eurostat. Pour le gouverneur de la Banque de France, « c’est là le champ d’action de la politique monétaire », car les prix entrant dans le calcul couvrent 70 pour cent des dépenses de consommation, qui sont elles-mêmes le principal moteur de la croissance.
La persistance d’une inflation sous-jacente soutenue serait due à deux facteurs, selon la BCE. Le premier concerne « l’effet d’aubaine » des entreprises qui, non seulement n’ont pas rogné leurs marges, mais ont profité de l’ambiance inflationniste générale pour augmenter leurs prix de manière excessive en vue d’accroître leurs profits. Pour Christine Lagarde, ce comportement, qu’elle fustige, est en train de faiblir. En revanche, un second facteur semble se renforcer. Confrontés à une perte de leurs revenus réels, les salariés réclament des hausses de rémunération, à la faveur d’un marché du travail qui résiste mieux qu’attendu et du tassement des gains de productivité dans certains secteurs. Pour le moment, la BCE, suivant en cela le FMI, n’observe pas la spirale prix-salaires tant redoutée. Mais elle estime que si les entreprises répercutent encore la hausse des coûts salariaux dans leurs prix, sans les absorber en réduisant leurs marges ou par des gains de productivité, ce risque pourrait apparaître et doit être endigué.
Aux États-Unis également, les pressions inflationnistes sous-jacentes restent présentes. Les prix de l’énergie et des produits alimentaires décélèrent, mais l’augmentation des loyers « une composante très rigide de l’indice des prix » a pris le relais depuis quelques mois, de sorte qu’alors que la prévision générale pour l’évolution des prix en 2023 a été abaissée de 3,3 à 3,2 pour cent, la prévision pour l’inflation sous-jacente a été relevée de 3,6 à 3,9 pour cent. En réponse, et compte tenu d’une situation de quasi plein-emploi, les salaires ont poursuivi une forte progression. Un document publié mi-avril 2023 sous le titre « People at work : a global workforce view » semble apporter de l’eau au moulin des banques centrales. Il émane du ADP Research Institute qui a interrogé fin 2022 un vaste échantillon de 32 612 travailleurs dans le monde entier, dont environ la moitié (15 290) vivant dans huit pays d’Europe (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni et Suisse). L’enquête montre que les salariés affichent des attentes élevées en matière d’augmentations de salaire cette année. En moyenne mondiale, 62 pour cent ont reçu une augmentation l’année dernière, mais aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe on se situe nettement au-dessus, entre 68 et 75 pour cent de bénéficiaires. Le coup de pouce moyen a été de 6,4 pour cent, mais cela reste apparemment insuffisant, d’autant que 44 pour cent trouvent qu’ils sont sous-payés pour leur travail, un chiffre qui grimpe à cinquante pour cent des deux côtés de l’Atlantique.
Plus de huit travailleurs sur dix s’attendent à une augmentation en 2023 et prévoient une hausse moyenne de 8,3 pour cent. C’est moins en Europe (68,5 pour cent avec une attente moyenne de 6,24 pour cent d’augmentation) et aux États-Unis (75 pour cent avec une attente de 6,7 pour cent), mais suffisant pour peser sur les coûts.
Un autre facteur explique que les banques centrales n’entendent pas revenir de sitôt sur leur politique monétaire restrictive. Comme une personne habituée aux antibiotiques qui a besoin de doses toujours plus élevées pour qu’elles soient efficaces, les économies modernes sont moins sensibles aux hausses de taux que par le passé. Pour « refroidir le moteur » et éradiquer l’inflation les niveaux actuels des taux ne seraient pas suffisants. Cela est dû autant à des facteurs conjoncturels que structurels.
Conséquence de plus de sept ans de politique accommodante des banques centrales, la « liquidité des économies » est encore élevée. Comme les ménages et les entreprises dispose(raie)nt toujours d’une épargne ou d’une trésorerie confortables, les hausses de taux et le resserrement du crédit les affectent moins et ils ne réduisent pas leurs dépenses aussi fortement qu’espéré. De plus, les ménages sont désormais majoritairement endettés à taux fixe et ne subissent donc pas les hausses sur leurs emprunts en cours, de sorte que pour eux « la transmission (de la politique monétaire) sera plus lente que lors des resserrements précédents », a estimé la présidente de la BCE. On sait aussi que les activités industrielles, et notamment les productions manufacturières, sont les plus sensibles aux mouvements de taux car elles sont « capitalistiques ». Or elles sont aujourd’hui très minoritaires, pesant à peine 23 pour cent du PIB, dans l’UE, une moyenne tirée vers le haut par l’Allemagne. Très largement dominant, le secteur de services, moins gourmand en capitaux, est aussi moins dépendant du crédit.
De fait, plusieurs indicateurs montrent une grande résilience des économies. Les marchés financiers ont globalement bien progressé depuis le début de l’année (+16,5 pour cent pour le S&P 500, +14 pour cent pour l’Euro Stoxx 50). Le taux de chômage est au plus bas depuis cinquante ans aux États-Unis (3,7 pour cent en mai 2023) et reste très faible dans l’UE (six pour cent fin mars). Mais le phénomène ne touche pas de manière identique tous les pays, et des craquements commencent à se faire sentir, notamment du côté des ménages. Leur consommation recule en volume et leurs investissements dans l’immobilier s’effondrent : en Allemagne le volume des crédits acceptés a baissé de moitié entre le premier trimestre 2022 et la même période de 2023 ; en France les primo-accédants auraient disparu du marché. Au final les nuages qui s’amoncellent sur la croissance (d’Land, 16.06.2023) justifieraient un « cessez-le-feu », c’est-à-dire au minimum une pause dans la hausse des taux. Les États lourdement endettés ou en déficit budgétaire pourraient pousser à la roue car ils doivent assumer un « service de la dette » de plus en plus élevé, comme la France qui empruntait sur dix ans à taux zéro en 2021 et doit désormais payer trois pour cent. Et la transition énergétique reste à financer.
Quel objectif d’inflation ?
À quel niveau d’inflation les banques centrales entameront-elles un revirement de leur politique monétaire actuelle ? Dans son célèbre blog du New-York Times, Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, a vigoureusement dénoncé l’objectif de deux pour cent retenu par la Fed et par la BCE (pour cette dernière, depuis sa création en 1998). Selon lui, il a été fixé d’une manière quelque peu arbitraire et surtout dans un contexte économique complètement différent. « La Fed va-t-elle passer l’économie à l’essoreuse pour atteindre un objectif d’inflation dont nous savons désormais qu’il était fondé sur de vieilles simulations qui se sont révélées erronées ? » écrit-il dans son article du 9 juin. Il propose de le porter à 3 pour cent, un chiffre « suffisamment bas pour que la population cesse de parler d’inflation ».
Son avis est partagé par Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI et professeur au MIT, et Ben Bernanke, ex-président de la Fed, qui à l’occasion de la présentation d’un travail commun de recherche à l’École d’économie de Paris le 26 juin, ont expliqué pourquoi les autorités monétaires auraient tout à gagner à s’accommoder d’une inflation à trois pour cent, plutôt que de s’arc-bouter sur le retour sous la barre des deux pour cent, qui nécessiterait « un ralentissement substantiel de l’activité » avec des effets très négatifs sur l’emploi. Avec une hausse des prix sous-jacente de 3,9 pour cent en 2023 il ne resterait donc plus beaucoup de chemin à faire pour parvenir à cet objectif aux Etats-Unis. Il serait plus long de ce côté-ci de l’Atlantique.