Une fois n’est pas coutume, acceptons le lien tel qu’il a été établi dans la critique (littéraire) à la suite de Gustave Lanson, et oublions que Proust déjà s’y était opposé dans son Contre Sainte-Beuve, bien avant la « nouvelle critique » dans la foulée structuraliste. Constatons d’ailleurs que là aussi les temps semblent changer, avec la vague #metoo on ne distingue plus l’homme de l’œuvre, ou inversement, cette dernière est condamnée, rejetée avec les écarts de son auteur. En l’occurrence, ce n’est pas vraiment le propos, c’est plus simple, l’exposition Steichen, a fresh perspective, si elle réunit l’homme et l’œuvre, c’est qu’elle est faite de deux parties, l’une comprenant des photographies de collègues américains montrant Steichen jusque dans son intimité, et l’autre des œuvres de Steichen lui-même, qui viennent d’enrichir la collection déjà impressionnante du Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art.
Commençons par ces dernières dont bon nombre ont été nouvellement acquises et inédites. Et prenons-les dans l’ordre chronologique de leur prise de vue. Des photogravures en premier, au fond de la salle, dans leur flou caractéristique, avec cette atmosphère plongeant les corps dans un indécis symboliste. Même pas une dizaine d’années après, passage brutal dans le réel, très concret, bien amoché des fois, avec les photographies aériennes pendant la Première Guerre mondiale, dans les Hauts-de-Meuse, non loin de Verdun, et donc tout près du pays natal ; Steichen était alors chef de la section photographique des forces expéditionnaires américaines. On le sait, ce fut le théâtre de combats particulièrement meurtriers, avec la guerre des mines dont quelques cratères portent encore témoignage aujourd’hui.
Avec la collection acquise auprès de Marita Ruiter de la galerie Clairefontaine, c’est aussi un autre volet de Steichen qui se trouve agrandi, celui plus connu des portraits, du photographe de mode. Celui-ci date de 1934, de l’actrice Carol Stone, et vous tombez directement dessus sur internet. Carol Stone est étendue sur un canapé, de façon nonchalante, quelque peu langoureuse, dans une robe de satin savamment froissée, le bras gauche porté derrière la tête avec sa coiffure haute, la main droite posée sur le haut de la poitrine. Il y aurait encore tant à dire du visage de l’actrice, de ses yeux, de sa bouche, et bien sûr du mouvement général de la photographie.
L’homme Steichen, des amis, des proches, le saisissent dans un éventail très large de photographies, et c’est plus ou tout à fait vers la fin de sa vie. Wayne Miller, son assistant, va le voir dans le Connecticut après sa retraite du MoMA, dans les années soixante, le fixe avec son chien dans un tourbillon de flocons de neige. À la même époque, Bruce Davidson, pour le magazine Vogue, toujours à West Redding, vient réaliser un reportage photographique, et voici Steichen, âgé de 84 ans, dans un costume rose, au milieu des fleurs de son jardin. Enfin, Robert Elfstrom, dernier de ce trio, rend visite à Steichen peu de temps avant sa mort, prend des photos au domicile même, des tirages qui ont seulement été imprimés récemment à partir des négatifs jamais développés.
Sur l’une de ces photos de l’homme Steichen, dans l’intérieur où il vit avec son épouse Joanna Taub, l’œil de l’amateur d’art est immédiatement attiré par une sculpture, fixé sur ce bronze très élancé qui est posé sur un support multiple. On aura deviné qu’il s’agit de l’Oiseau dans l’espace, de Brancusi, acheté par Steichen dès 1926, de l’une des 27 variantes en marbre et en bronze de cette forme (abstraite) qui a donné lieu aux États-Unis dans ces années vingt à ce qui était bien le procès de l’art moderne. Il en sera question pour relier les expositions des deux amis, Steichen et Brancusi (pour ce dernier, au Centre Pompidou parisien actuellement).