Portrait

Le cinéma coûte que coûte

d'Lëtzebuerger Land vom 07.07.2023

Encadré par One Art, premier agent d’artistes au Luxembourg, Giovanni Di Legami est auteur, cinéaste, diplômé d’écoles d’art, et artiste acharné, au discours théorique pointu. Se décrivant « réalisateur et scénariste de fiction », il vient de cocher une case sur sa bucket list : Réaliser un premier long-métrage avant ses trente ans. Idem, le film qui découle de cette idée folle, est franchement bon, aspirant toutes les considérations du réalisateur français, entre recherche cinématographique sur la perception et la conscience, dans une narration guidée par des concepts philosophiques et l’exploration de la psyché, pour un film abstrait, psychologique, et mythologique, régie par une esthétique moderne, éthérée, et clipesque. Alors que son film va rencontrer son public – le 7 juillet à l’Arche de Villerupt – Giovanni Di Legami souhaite faire de ce premier long-métrage une carte de visite pour, dans le futur, faire exulter son cinéma poétique, sans mièvreries, par le biais de nouveaux projets, tout aussi ambitieux et purs, les qualités que son film Idem porte. Rencontre avec l’une des crèmes du cinéma frontalier, qui a tout récemment franchi la démarcation franco-luxembourgeoise pour, qui sait, un de ces jours compléter les rangs d’une industrie cinématographique grand-ducale.

Pour Giovanni Di Legami le cinéma est venu très progressivement, « je faisais des bandes dessinées, je racontais des histoires, j’étais un enfant assez solitaire qui inventer ses trucs ». À treize ans, avec un ami, ils trouvent un vieil appareil photo et commencent à réaliser des sketchs et court-métrages de plus en plus élaborés, pour ne jamais arrêter de se tester sur ce médium. « J’habitais en Guadeloupe, et là j’ai commencé à faire des clips pour des rappeurs du coin, la vidéo a toujours fait partie de ma pratique artistique ».

Il rentre aux Beaux-Arts grâce à un court-métrage qu’il avait réalisé au lycée, et se spécialise dans la vidéo pour mieux déconstruire le médium et ensuite se recentrer vers le cinéma : « J’ai eu une espèce d’explosion expérimentale qui m’a notamment amené jusqu’à mon film court Transcept (cavernes). Par après, je me suis à nouveau ouvert pour toucher un public plus large. Là est la différence entre cinéma et art contemporain, on s’adresse à tout le monde, c’est un langage universel ».

Il en vient alors à se focaliser sur le cinéma de la volonté de vouloir offrir une expérience totale au public, « le cinéma m’intéressait parce que j’y trouvais un moyen à la fois de créer l’œuvre, mais aussi le contexte de l’œuvre, comme une mini simulation, une mini matrice dans laquelle tu peux vraiment plonger le spectateur ». Alors qu’il est étudiant aux Beaux-Arts, il songe déjà à offrir des expériences aux spectateurs, « le milieu de l’art contemporain et de la galerie, me paraissait limitant ».

Alors qu’il se revendique cinéaste indépendant, Giovanni n’a pas choisi de se former dans une école de cinéma. Il est à cette époque plus attiré par Yves Klein et Marcel Duchamp que par Spielberg et Kubrick, qu’il découvre par la suite. Ce qu’il considère aujourd’hui comme un choix payant. « Les idées dans l’art contemporain et l’art moderne me passionnaient et me passionnent toujours. Aux Beaux-Arts j’ai été porté intellectuellement par des professeurs tel que Vincent Vicario de l’Ensad Nancy, et pour la technique, je me considère comme autodidacte. Je suis finalement heureux de ne pas m’être enfermé dans des carcans techniques, d’avoir vraiment appris des choses par nécessité, pour tenter d’aller au bout d’une idée coûte que coûte ».

Cette façon de faire lui ôte toutes limites et déclinera son style. L’un de ses premiers films « sérieux » en témoigne. Transcept (cavernes) réalisé comme son projet de diplôme, sera sélectionné au Festival du Film Subversif de Metz, montrant les différentes facettes artistiques que le cinéaste a pu se construire sur son parcours académique. Arrivé en quatrième année aux Beaux-Arts de Nancy, il avait fait des expos, écrit des pièces de théâtre, réalisé des clips, des court-métrages, écrit des essais philosophiques… « Pendant longtemps on m’a mis des bâtons dans les roues du fait de cette ‘multiplicité’. Mais j’ai eu un déclic, je me suis dit que tout ce que je faisais, pouvait me décrire en tant que personne et je me suis débridé ». Alors il développe cette théorie de « Transcept » selon les idées de Deleuze qui explique que la philosophie créée des concepts, l’art des percepts et la musique des affects. « J’avais envie de créer autre chose, ou alors une combinaison de ces trois choses. Je voulais ouvrir à quelque chose qui transcende le fait que l’être humain a une conscience limitée dans un univers infini… » Transcept (cavernes) est un film qui montre une version aboutie de sa pratique du cinéma, au sens large, après un parcours académique d’école d’art en école d’art.

Benedictus Anima, L’Arche et L’Odyssée de Claude sont trois courts-métrages qu’il réalise en 2016, au sortir des études, comme une boulimie créative. Il y décline l’identité fantastique et psychologique de son cinéma. En parallèle, depuis 2017, Giovanni s’installe dans le clip vidéo pour des artistes tels que Domino And The Ghosts, Jono McCleery, Melatonine, Troy Von Balthazar, ou The Nucleons Project, avec des styles de réalisation très variés. À l’image de réalisateurs tel Michel Gondry, qu’il admire beaucoup, le clip vidéo a été un passage obligé pour comprendre les rouages de le l’image cinématographique, trouver une sorte de labo pour expérimenter des choses…

« J’ai vidé mon compte en banque deux fois. La première pour acheter ma caméra et la dernière c’était pour Idem, mon premier long-métrage auto-produit ». D’un premier clip pour Nicolas Quirin, artiste de musique folk, Giovanni Di Legami travaille pour lui à quatre reprises, puis enchaîne près de 35 clips, tel un effet boule de neige. « Pour chaque clip on brainstormait avec les artistes et de ces discussions, je choisissais un réalisateur comme référence ». En « copiant » ses maîtres, le jeune réalisateur se fait la main et s’immisce dans de nombreux styles, « Chaque clip a été pour moi un laboratoire dans lequel je faisais tout, seul, du tournage au montage en passant par l’écriture ou la postproduction ». Et dans cette lignée s’intègrent d’autres projets filmiques tels que Is This A Movie et Corpus, réalisés dans le cadre de l’International Kino Loop, de Berlin, ou La Ritournelle et Chips réalisés dans le cadre du Nikon Film Festival, chacun d’eux dévoilant son goût à utiliser l’objet cinématographique pour décliner des mondes irréels voire absurdes. Et tout comme le clip vidéo, tous les formats sur lesquels il a pu s’essayer au fil des années ont constitué un immense réservoir de storytelling. « J’ai toujours cette volonté de raconter des histoires à chaque fois, parfois de manière détournée », un facteur clé, et un atout pour la réalisation plus tard de son premier long-métrage.

Après des mois d’écriture, 23 jours de tournage et un temps considérable de post-production, cette année, Giovanni Di Legami finalise Idem, son premier long-métrage écrit, réalisé et auto-produit, accompagné d’une équipe bénévole, dans un cadre qui se veut pourtant tout aussi professionnel, voire au-delà de certaines productions subventionnées. Il voulait d’abord réaliser un biopic sur Yves Klein. Un projet titanesque sur lequel il travaille encore aujourd’hui, dans l’espoir d’y arriver un jour. « Il y a quelques années, j’ai rencontré l’acteur Jérémie Lopes, de la Comédie-Française. Je voulais qu’il joue le rôle d’Yves Klein. Il était très emballé par le projet mais m’a expliqué que comme je n’avais rien fait de conséquent à part des clips et des court-métrages, le risque était qu’un producteur me vole l’idée ». Cette mise en garde lui donne l’impulsion de se lancer dans la réalisation de Idem.

À l’origine pièce de théâtre qui raconte l’histoire d’un couple de leur rencontre jusqu’à leur séparation, « à l’échelle d’une vie », Idem reprend les bases de l’œuvre dramaturgique pour devenir un film, réalisé avec trois fois rien. « J’ai tout de suite sur que je ne voulais pas compter sur des subventions. J’ai fait l’expérience de demandes sur d’autres projets, je ne pouvais pas me permettre de faire ce film de manière traditionnelle, sinon je ne l’aurais pas fait ». Giovanni Di Legami sollicite donc son réseau et rassemble une équipe de six personnes : Jean Yann Verton et Roxane Colson, dans les rôles de l’Hydre et de la Gorgone, Time Bulliard en tant que directeur de la photographie, Léa Guyodo comme assistante caméra, Hugo Alaime au son, et Juliette Machu en tant que scripte. « L’ambition était d’essayer de raconter une histoire en 90 minutes, avec une petite équipe, dans des décors naturels, et avec passion. À la fin du tournage quand j’ai commencé à monter une première version, je me suis dit que le pari était rempli, le film fonctionnait en tous points ».

En résumé, l’Hydre et la Gorgone, les deux protagonistes du film, sont tous deux socialement inadaptés. Idem narre pendant 1h29, « leur fuite en avant à la recherche d’une vérité plus profonde, loin de la société ». Par ce premier film, Giovanni Di Legami aborde la façon dont notre psychologie affecte notre rapport au monde, par le prisme d’un personnage souffrant de dépersonnalisation – sensation de vivre dans un rêve – qui perturbe son rapport aux autres. Certains maux qu’il tenait à aborder et mettre en film : « Je souffre moi-même de dépersonnalisation depuis mon adolescence. On ne parle pas assez de santé mentale en général, alors qu’il s’y trouve les maux de notre siècle ». Dans ce premier film, Giovanni Di Legami place bien d’autres thématiques gravitant autour de la souffrance qu’implique la dépersonnalisation, une manière de trouver un terrain filmique poussant au rêve, à l’irréel. « J’offre une version exagérée de la chose, c’est une espèce de retour à mes expérimentation symbolistes des Beaux-Arts. C’est comme un prétexte pour ramener le spectateur à cette dimension esthétique là ».

Outre les six jeunes diplômés d’école de cinéma qui l’accompagnent, l’iconique Denis Lavant lui offre amicalement son aide. Puis, le musicien britannique Jono McCleery lui accorde un accès à l’ensemble de sa discographie sur laquelle Giovanni Di Legami a conçu l’entièreté de la bande originale de son film. Sur Idem certaines scènes ont naturellement germé à l’écoute de ses chansons. « Je suis fan de Jono depuis son premier album. Lorsqu’on s’est rencontré par hasard en 2017, alors qu’il m’autorisait à cliper l’un de ses titres, une connexion s’est faite. Par la suite, j’ai fait six clips pour lui, des live session, et j’ai filmé son mariage… C’est ce genre d’histoire un peu magique ».

À l’écriture de Idem, ça a été comme une évidence pour le réalisateur, « je lui ai demandé si je pouvais utiliser sa musique en échange de la réalisation d’un clip avec les images du film. Il a accepté… » Le clip du titre Call Me de Jono McCleery sort donc il y a deux ans, comme un signe de ce qui suivra. Giovanni Di Legami écrit son film avec la discographie de McCleery dans les oreilles et formule certaines scènes comme des clips rythmés par la prose du chanteur et compositeur, mais il va encore plus loin en intégrant les paroles au plus profond de son histoire. « La voix off du podcast que l’Hydre écoute au début du film est faite par Jono et rappelle les paroles de la chanson qui vient juste après. L’idée est de d’infiltrer là un indice pour dire aux spectateurs d’écouter les paroles, sorte d’éclairage sur la vie intérieure du personnage principal. »

Logiquement donc, cette « romance philosophique », prend une tournure profondément poétique, où on autorise le spectateur à se perdre et ce jusque dans un ciné-concert dirigé par Jono Mccleery lui-même, pour la première du film, le 7 juillet, à l’Arche de Villerupt. Sous l’atmosphère enivrante de la musique de McCleery, et les images éthérées du film de Di Legami, Idem trouve un cadre de diffusion hors du commun, synonyme de ce projet lui-même hors du commun. « C’est pour moi, absolument incroyable… Un artiste tel que Jono qui vient jouer ses propres chansons, logées dans un film, pour un ciné-concert avec son groupe, c’est un événement qui n’aura peut-être lieu qu’une seule fois… ».

Godefroy Gordet
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