L’histoire remonte à une dizaine d’années. Désireux de vivre une nouvelle expérience professionnelle et de gagner plus, tout en échappant à la fiscalité réputée confiscatoire de son pays d’origine, un jeune ingénieur français accepte une mutation dans l’usine belge de son employeur, une multinationale américaine. Mauvaise pioche : les prélèvements obligatoires y sont 80 pour cent plus élevés, de sorte que malgré un salaire de vingt pour cent supérieur, il se retrouve avec un revenu net en baisse de dix pour cent, l’obligeant à surveiller ses dépenses. Au bout d’un an il choisit de démissionner, direction la Suisse où le salaire moyen est deux fois plus élevé et les prélèvements deux fois moindres. Dix ans plus tard, rien n’a changé. La Belgique est toujours un « enfer fiscal » pour les jeunes salariés, surtout avec de bons revenus, mais le Luxembourg n’est pas très loin, tandis que la Suisse fait figure de paradis.
C’est ce qui ressort du document annuel de l’OCDE « Les impôts sur les salaires » publié le 25 avril. Il montre qu’en Belgique le total des prélèvements obligatoires (cotisations sociales plus impôt sur le revenu) pour un(e) célibataire sans enfant percevant 167 pour cent du salaire moyen s’élève à 47,8 pour cent du salaire brut. C’est le record des 38 pays membres, mais le Luxembourg arrive en quatrième position avec 40,1 pour cent ! La Suisse est loin derrière avec 23,5 pour cent seulement.
Toutefois, l’OCDE préfère utiliser un autre indicateur, appelé « coin fiscal ». Il est calculé en rapportant au coût total de la main d’œuvre pour l’employeur, les « prélèvements obligatoires nets » soit la somme de l’impôt sur le revenu, des cotisations salariales et patronales, dont on déduit les prestations sociales reçues par le salarié. En 2023, il allait de 16,5 pour cent pour une personne seule avec deux enfants gagnant deux-tiers du salaire moyen à 39,1 pour cent pour un célibataire sans enfant percevant 167 pour cent du salaire moyen.
Le Luxembourg n’était pas mal placé avec un coin fiscal allant de 14,2 pour cent (personne seule aux revenus modestes élevant deux enfants) à 47,4 pour cent (célibataire sans enfant ayant de bons revenus). Pour chacune des huit catégories de foyer étudiées*, il était toujours inférieur à celui observé dans les trois pays limitrophes. Dans deux cas (personne seule avec deux enfants et couple avec deux enfants et un seul salaire), il était même inférieur à la moyenne de l’OCDE.
Le document de l’OCDE révèle une évolution préoccupante du coin fiscal entre 2022 et 2023. Pour la deuxième année consécutive, il a augmenté dans une majorité de pays de l’OCDE, et dans sept catégories de ménages sur huit, de sorte que les revenus après impôts ont le plus souvent diminué. En cause, le fait que de nombreux pays n’ont pas de système d’ajustement automatique du barème d’impôt sur le revenu à l’inflation. De ce fait l’augmentation nominale des salaires, qui s’est produite dans 37 pays, s’est traduite par une hausse de l’impôt, telle que, par exemple, le revenu net des célibataires touchant le salaire moyen a diminué dans 21 pays.
Pour la première fois cette année, un chapitre du document est spécialement dédié au coin fiscal du « second apporteur de revenus » dans le cas d’un couple où les deux personnes travaillent. Le second apporteur étant une femme dans 75 pour cent des cas, l’étude cherche à savoir si « l’imposition des revenus du travail peut agir sur les incitations amenant les femmes à accroître leur participation au marché du travail ». Les auteurs comparent le coin fiscal des seconds apporteurs à différents niveaux de revenu, avec et sans enfants, à celui d’un travailleur célibataire percevant une rémunération identique et ayant le même nombre d’enfants.
Le second apporteur est plutôt mal loti. En comparant les prélèvements sur une personne en couple rémunérée à 67 pour cent du salaire moyen (au sein d’un foyer où les deux conjoints travaillent) à ceux pesant sur un(e) célibataire percevant le même salaire (dans les deux cas, sans enfant), le coin fiscal était en moyenne de 34 pour cent pour le second apporteur contre 31 pour cent pour le célibataire. Cet écart moyen de dix pour cent est peu significatif car 13 pays, soit un tiers du total, sont dotés d’un régime d’imposition individuelle et le coin fiscal y est identique dans les deux cas. Dans les 25 autres pays, des différences plus nettes apparaissent, avec un maximum de 38 pour cent au Luxembourg et des valeurs supérieures ou égales à vingt pour cent dans cinq autres pays (Suisse, Irlande, Islande, Belgique et Allemagne). La cause majeure est que la mise en commun des revenus du couple fait franchir une tranche d’imposition progressive.
Mêmes résultats en considérant que le deuxième apporteur (sans enfant) gagne le salaire moyen. Néanmoins dans les 25 pays où un écart existe, il est moindre et ne dépasse vingt pour cent que dans deux pays : la Suisse (29,4 pour cent) et le Luxembourg (20,8 pour cent). Au final, être en couple ne paie pas, fiscalement parlant. Ce qui fait dire à Lise Chatain, de l’Université de Montpellier, que « si le revenu des femmes est davantage taxé qu’il ne le serait en l’absence d’imposition commune, cela a un effet dissuasif sur le travail féminin et crée de véritables trappes à inactivité ». Par ailleurs l’étude a comparé le coin fiscal d’un second apporteur sans enfants et celui d’un autre avec enfants. Quel que soit le niveau de salaire, la présence d’enfants se traduit par une augmentation du coin fiscal ! L’OCDE explique cette situation par « la perte ou la diminution des prestations en espèces sous condition de ressources et des allégements fiscaux fondés sur la situation familiale lorsque le conjoint commence à travailler ».
Les calculs sont faits en supposant que l’autre conjoint gagne toujours le salaire moyen, mais les tendances sont les mêmes avec un salaire supérieur ou inférieur. Au niveau global, l’OCDE note tout de même une baisse du coin fiscal des seconds apporteurs par rapport à la première étude du même type réalisée en 2014.
Singularité luxembourgeoise
Au Luxembourg le coin fiscal d’un couple avec deux enfants et un seul salaire correspondant au salaire moyen s’élève à 21,4 pour cent, un des taux les plus faibles observés par l’OCDE (27e sur 38). En revanche, avec un deuxième salaire équivalent à 67 pour cent du salaire moyen, le coin fiscal bondit de presque dix points, passant à 31,3 pour cent. Une hausse très supérieure à celles que l’on peut rencontrer en France (+3,5 points), en Belgique (+7,8 points) et en Allemagne (+7,6 points) même si le Grand-Duché reste en bas de tableau, à la vingtième place.
Cette hausse ne s’explique pas seulement par la progressivité de l’impôt : elle est due au fait que les couples avec enfants et un seul salaire bénéficient de prestations sociales élevées qui compensent en partie le poids des prélèvements obligatoires et atténuent le coin fiscal. Au Luxembourg, les prestations pour ce type de ménage font baisser d’un tiers le « coin fiscal brut » composé uniquement de prélèvements (il passe de 30,4 pour cent à 21,4 pour cent). Un constat qui s’applique aussi aux familles monoparentales avec deux enfants et un revenu modeste (deux tiers du salaire moyen). Les prestations permettent de diviser par deux le coin fiscal, qui chute de 27,9 pour cent à 14,2 pour cent, ce qui en fait un des plus faibles de l’OCDE (le Luxembourg est 24e sur 38).