Depuis un mois, il ne s’est guère passé de semaine sans que la BCE ne fasse une annonce d’ampleur. Le 22 février, c’était la publication de ses comptes annuels. Le 7 mars, celle de ses projections macroéconomiques trimestrielles, coïncidant avec sa décision de maintien des taux directeurs. Le 13 mars, elle annonçait une importante refonte du cadre réglementaire régissant la mise en œuvre de sa politique monétaire. De quoi faire oublier que, à l’extérieur, la contestation de son action prend de l’importance, avec de nouveaux griefs, tandis qu’émerge une contestation interne multiforme.
Depuis sa création en 1998, la BCE est habituée aux critiques « externes » émanant des milieux économiques, politiques et universitaires, sans parler de la presse. Dès l’origine, on remettait en cause sa mission principale, inspirée de celle de la Bundesbank (BuBa), à savoir le maintien de la hausse des prix de la zone euro à un niveau proche de deux pour cent, supposé « mettre de l’huile dans les rouages ». Mais dans le même temps, et encore aujourd’hui, sa consœur la Federal Reserve Board (Fed) américaine se fixe à la fois un objectif d’inflation et un objectif d’emploi. Ce dernier n’a jamais été pris en compte par la BCE alors même qu’au début 2002, moment où l’euro est apparu concrètement dans les poches des Européens, le chômage frôlait les 8,5 pour cent parmi les onze pays l’ayant adopté, contre 5,8 pour cent aux États-Unis.
Depuis deux ans, la contestation externe a surtout porté sur le timing et l’ampleur des hausses ou baisses des taux d’intérêt. En 2022, la BCE a été accusée d’avoir réagi avec retard à la pression inflationniste. Il a fallu en effet attendre le 1er juillet pour la voir augmenter ses taux directeurs, ce que la Fed avait commencé à faire dès le 16 mars, à peine trois semaines après l’agression de l’Ukraine. Mais ensuite, l’institution basée à Francfort n’a pas faibli, avec pas moins de dix hausses consécutives en quatorze mois (juillet 2022-septembre 2023). Depuis, le bouton « pause » a été actionné (d’Land, 3.11. 2023) et une petite baisse est prévue au début de l’été, au grand dam de certains économistes qui l’appellent de leurs vœux au plus tôt.
Depuis plusieurs mois les critiques se sont aussi focalisées sur les indicateurs utilisés par la BCE. Selon une opinion largement partagée, la hausse des prix en Europe ne reviendra pas, ou plus, sous la barre des deux pour cent. En cause, les dépenses liées à la transition énergétique et au respect des critères ESG. Le 23 janvier 2024, la présidente de la Fedil, Michèle Detaille, a déploré l’inadéquation des outils de mesure sur lesquelles se basent les politiques publiques, et plus particulièrement, pour ce qui est de la politique monétaire, de la mesure de l’inflation. « Est-il pertinent de comparer les prix actuels de ces produits à ceux d’il y a cinq ans ? » s’interrogeait-elle.
La prise en compte de la RSE multiplie et donc alourdit les coûts de production des entreprises. De plus, selon l’économiste Sylvie Matelly directrice adjointe de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris, « nous avons besoin d’une rupture technologique pour passer dans le nouveau monde et cela nécessite des investissements considérables ». La combinaison de ces différentes contraintes rend difficile voire illusoire une évolution modérée des prix, encore moins une baisse. « La transition énergétique, les efforts de relocalisation, la hausse du pouvoir de négociation des salariés, le vieillissement démographique, tout cela joue en faveur d’une inflation spontanée supérieure à deux pour cent », expliquait Patrick Artus, conseiller économique de Natixis en août 2023. Comme preuve, l’inflation sous-jacente qui ne tient pas compte des prix de l’énergie, de l’alimentation, de l’alcool et du tabac, bien qu’ayant nettement diminué en deux ans, se situe encore en zone euro à un niveau d’environ trois pour cent, que certains experts tiennent pour « incompressible ».
De ce fait l’objectif des deux pour cent, qui n’a jamais été remis en cause au sein de la BCE ne serait plus pertinent et pourrait la conduire (c’est aussi le cas pour la Fed) à maintenir ses taux à un niveau trop élevé et trop longtemps. C’est pourquoi des voix aussi autorisées que celles de Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, ou d’Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, appellent depuis plusieurs mois les banques centrales à relever la cible d’inflation de deux pour cent à trois pour cent, voire à changer d’indicateur.
Cette contestation sur la cible d’inflation est-elle la cause de la « sortie » de Christine Lagarde vis-à-vis des économistes, lors du Forum de Davos à la mi-janvier 2024 ? « Nombre d’économistes forment vraiment une clique tribale », commença-t-elle. Ils auraient une foi aveugle dans leurs modèles. D’où leur « pensée de groupe qui ne marche pas ». Selon le journaliste français Jean-Marc Vittori (dans Les Echos) les critiques de la présidente de la BCE ne manquent pas de fondements, mais s’appliquent plutôt à une « ancienne génération » d’économistes. Un de ses représentants, Jean-Paul Betbèze, 74 ans, se demandait dix jours plus tard sur le site du Cercle des Économistes : « la BCE est-elle toujours crédible ? ». Pour rappel, Christine Lagarde a été juriste et avocate d’affaires avant de devenir ministre des Finances de la France et directrice générale du FMI.
Il faut espérer que la diatribe de Christine Lagarde ne visait pas les centaines d’économistes employés par la BCE – chargés notamment des prévisions économiques -, au risque d’attiser une contestation interne qui s’en prend désormais à la personne même de la directrice générale. Christine Lagarde ne dirige pas seule. Le principal organe de décision de la BCE est le Conseil des gouverneurs, composé des six membres du Directoire de la banque et des gouverneurs des Banques centrales nationales des vingt pays de la zone euro. Mais les membres du Directoire et les gouverneurs dont l’avis n’a pas été suivi ne se gênent pas pour le faire savoir. Cela ne date d’ailleurs pas d’hier. En septembre 2019, quelques jours avant son départ, Mario Draghi a dû faire face à la démission de Sabine Lautenschläger, membre du Directoire, et aux critiques de Jens Weidmann, président de la Bundesbank de 2011 à 2021. Partisan d’une stricte orthodoxie monétaire, comme sa compatriote, il avait publiquement mis en garde ses collègues contre tout assouplissement du programme d’achats d’actifs (quantitative easing), allant jusqu’à réclamer une plus grande liberté d’expression au sein du Conseil des gouverneurs. Son successeur putatif comme chef de file des « faucons » de la BCE est Robert Holzmann, qui dirige la Banque centrale autrichienne.
Début mars 2024, Christine Lagarde estimait qu’une première réduction des taux interviendrait très probablement en juin, mais aussitôt après elle des gouverneurs de la Banque (notamment le néerlandais Klaas Knot et le grec Yannis Stournaras) se sont exprimés, et de manière divergente, sur le calendrier et le rythme des mesures qui pourraient être prises ultérieurement, révélant une absence de consensus au sein du Conseil des gouverneurs. Mais cette diversité d’opinions fait partie du jeu.
Plus gênant pour la présidente de l’institution, la publication le 22 janvier d’un sondage interne réalisé par le syndicat IPSO (International and european public services organization) de la BCE. Troisième du genre, après ceux sur Jean-Claude Trichet en 2011 et sur Mario Draghi en 2019, et réalisé sur un échantillon de 1 100 personnes, il se révèle catastrophique pour Christine Lagarde qui ne recueille que 23 pour cent d’opinions positives (contre 64 pour cent pour M. Trichet et 76 pour cent pour M. Draghi à la fin de leurs mandats). Plus de la moitié des jugements sont négatifs. Ainsi pour 50,6 pour cent des personnes interrogées son travail a été médiocre voire très médiocre. Son management est jugé autoritaire et technocratique. Pour sa défense Mme Lagarde n’a pu que citer des enquêtes internes (qui ne la concernent pas directement) dans lesquelles au moins 80 pour cent des salariés disent être non seulement satisfaits, mais également fiers, de travailler à, et pour, la BCE.
Pareil à la Fed
Bien plus ancienne que la BCE (elle a été créée en 1913), la Fed n’a jamais cessé d’être critiquée pour son action, comme dans les années 30 au moment de la Grande Dépression et au début des années 2000 pour avoir favorisé l’apparition d’une bulle immobilière. D’éminents économistes comme Milton Friedman (1912-2006) ou Paul Krugman, tous deux prix Nobel, l’ont vivement critiquée, Friedman souhaitent même sa disparition. Depuis l’été 2023, Krugman réclame une baisse des taux et un changement de cible d’inflation. Mais la critique vient aussi de l’intérieur. Et pour cause : la Fed de Washington se trouve en réalité à la pointe d’une pyramide de douze Fed régionales, comptant elles-mêmes 27 succursales locales. Curieusement il y a une seule Fed, à San Francisco, pour les sept États de l’ouest et l’Alaska, en dépit de leur poids économique. Les dirigeants des Fed régionales émettent souvent des avis divergents de ceux de la Fed nationale, car ils tiennent compte des particularités de leurs territoires. Quant au FOMC (Federal Open Market Committee), une entité-clé de la Fed nationale, elle s’oppose souvent aux décisions des sept membres du Conseil des Gouverneurs. Enfin les présidents successifs de la Fed, notamment les plus récents comme Ben Bernanke entre 2006 et 2014 (il a obtenu le prix Nobel d’économie en 2022) et Janet Yellen entre 2014 et 2018, ont dû subir des attaques personnelles non dénuées de relents antisémites. Dans un sondage récent, la « cote de confiance » de l’actuel président Jerome Powell auprès du grand public n’était que de 36 pour cent.