Sur le site Internet du National Health Service (NHS) britannique, on trouve une page étonnante, intitulée « Coping with financial worries » (faire face à des soucis financiers). Assez longue et truffée de nombreux liens qui renvoient à d’autres pages ou à d’autres sites prodiguant conseils et recommandations, sa présence sur le site d’un système de santé publique en dit long sur l’impact que peut avoir le stress financier sur la santé mentale et même physique des individus.
Les difficultés financières sont le lot quotidien d’une grande partie de la population. Depuis quelques années, elles ont eu tendance à augmenter en raison notamment de l’inflation et de la hausse des taux d’intérêt. Leur ampleur et leur récurrence peuvent conduire certaines personnes à souffrir d’une véritable « anxiété financière », avec des symptômes bien identifiés.
En Europe, selon une étude d’Eurostat, trente pour cent des ménages se disaient incapables de faire face à des dépenses imprévues en 2021, cette proportion étant même de 40 à 48 pour cent dans plusieurs pays d’Europe du sud comme la Croatie et la Grèce. Avec la Belgique et les Pays-Bas, le Luxembourg faisait partie des pays les moins touchés, mais selon le Statec, 19 pour cent des ménages étaient tout de même dans ce cas en 2022. Il s’agit d’une moyenne, la proportion pouvant être beaucoup plus élevée pour certaines sous-catégories.
Quand cette situation est récurrente voire permanente, elle peut dégénérer en anxiété, c’est-à-dire en troubles psychologiques. Une étude canadienne de 2023 révélait que sept pour cent des sondés faisaient face à des niveaux d’anxiété sévères ou extrêmes. Les symptômes en sont des problèmes physiques tels que maux de tête ou d’estomac, migraines, problèmes de sommeil. Un stress financier élevé peut aussi conduire à une surconsommation d’aliments, d’alcool et de drogues.
Selon les travaux du psychologue Eldar Shafir de l’Université de Princeton, « les capacités cognitives ralentissent » quand l’esprit est saturé par les préoccupations financières. Les personnes éprouvent des difficultés de concentration « comme après avoir passé une nuit blanche ». Pour les professionnels de la finance, l’anxiété se traduit par une prudence excessive et irraisonnée dans les choix de placements.
Les études convergent pour dire que les femmes et les jeunes de 18 à 34 ans sont en moyenne plus touchés que le reste de la population. Naturellement les personnes à faible revenu, au chômage ou occupant des emplois précaires, et peu diplômées, sont les plus susceptibles de connaître l’anxiété. Mais les personnes aisées ne sont pas à l’abri, animées par la crainte de voir leurs avoirs diminuer ou disparaître à cause des marchés financiers, et par la peur d’escroqueries, d’abus de confiance, voire d’agressions.
Indépendamment de l’anxiété causée par des facteurs économiques plus ou moins durables, on a pu établir l’existence chez certaines personnes d’une véritable phobie, c’est-à-dire d’une « aversion instinctive non pathologique » (Littré) vis-à-vis des questions d’argent. On pourrait aussi parler de déni ou d’allergie. Le terme de financial phobia est apparu dans une étude de l’Université de Cambridge publiée en 2003. Si le phénomène a suscité autant d’émoi - plusieurs dizaines d’articles de presse, y compris dans les tabloïds, pourtant peu coutumiers de ces questions, et de nombreux reportages TV et radio - c’est que, selon l’étude, vingt pour cent des Britanniques de plus de 16 ans en étaient affectés, soit neuf millions de personnes ! Et la moitié de la population aurait présenté des symptômes de ce trouble psychologique.
Les personnes atteintes mettent en place des stratégies d’évitement des questions financières (non-réponse aux appels ou aux courriers de la banque, remise au lendemain de décisions importantes, délégation du problème à d’autres personnes), auxquelles 38 pour cent déclarent ne porter aucun intérêt. En 2003, les relevés bancaires occupaient un rôle central dans la financial phobia. Au mieux, ils ne sont pas lus en détail ni contrôlés, le client se bornant à prendre connaissance du solde. Souvent, ils sont empilés sans même être ouverts, ou avec retard. Au pire, ils sont directement jetés à la poubelle.
Vingt ans plus tard, les relevés-papier sont devenus rares car on peut consulter ses comptes sur Internet. Mais la réalité n’a guère changé. En février 2023 un sondage français montrait qu’un tiers des répondants pratiquaient la politique de l’autruche en ne jetant jamais un œil à leurs comptes. Selon l’étude de Cambridge, la phobie financière s’accompagnait de troubles émotionnels ou physiques, parfois spectaculaires : par exemple, à la réception ou à la lecture d’un relevé, 54 pour cent éprouvaient de l’appréhension, 45 pour cent avaient le cœur battant, 12 pour cent étaient pris de vertiges et 15 pour cent étaient « immobilisés ».
En principe l’amélioration de la situation financière des intéressés doit faire reculer, voire disparaître leur anxiété. Mais elle n’a que peu d’effet sur la phobie. Dans les deux cas, il existe quantité des sites proposant des solutions (y compris des remèdes pharmaceutiques) pour soigner ces troubles et surtout pour les prévenir. Parmi elles figure une meilleure éducation financière. En effet, ces problèmes (surtout l’anxiété) étant le plus souvent associés à un faible niveau d’instruction en général, et dans le domaine financier en particulier, on peut logiquement penser que l’amélioration de la financial literacy peut jouer un important rôle de prévention.
C’est bien le cas, mais la prudence est de mise, notamment du côté des jeunes. On sait qu’ils comptent beaucoup sur les réseaux sociaux pour combler leurs lacunes en matière financière. Mais ce faisant ils peuvent être victimes de sites ou d’influenceurs peu scrupuleux, traqués par les autorités de tutelle. Certaines études fournissent aussi des résultats déroutants. L’une d’elles, menée aux États-Unis en 2013 sur des étudiants très endettés a montré que les moins éduqués financièrement étaient plus « tranquilles » que ceux qui affichaient de bonnes connaissances, car leur ignorance les empêchait de prendre conscience de la gravité de leur situation !
Difficultés financières au Luxembourg
Il n’existe pas de mesure précise de l’anxiété financière au Luxembourg, mais les chiffres donnent à penser qu’une partie non négligeable des ménages doit en souffrir. Selon le Statec en 2022, plus d’un sur cinq en moyenne déclarait avoir des difficultés à joindre les deux bouts, une proportion montant à 25 pour cent chez les couples avec un ou deux enfants et à 35,5 pour cent chez les familles monoparentales. Les deux-tiers de ces ménages se déclaraient incapables de faire face à une dépense imprévue de 1 900 euros à partir de leurs seules ressources, contre seulement sept pour cent chez ceux qui ne rencontraient pas de difficultés.
Ils étaient davantage touchés par des problèmes de paiement de leur loyer (7,7 pour cent contre 2,1 pour cent pour l’ensemble de la population) ou de leurs factures courantes (13,4 pour cent contre 3,7 pour cent en moyenne). Près d’un tiers jugeaient « très élevée » la charge du remboursement d’emprunts, contre 17,5 pour cent pour l’ensemble de la population. Cette situation se traduisait par des risques de privation matérielle. En 2022, plus de la moitié des ménages ayant des difficultés à joindre les deux bouts n’ont pas pu remplacer des meubles abimés, plus d’un tiers ne pouvaient pas s’offrir une semaine de vacances loin de leur domicile et plus de dix pour cent n’avaient pas les moyens de s’offrir un repas à base de viande ou de poisson (ou équivalent végétarien) tous les deux jours.