La menace d’un embrasement général au Moyen-Orient n’augure rien de bon pour le commerce mondial, en particulier par ses conséquences possibles sur le trafic maritime. Depuis octobre 2023, les rebelles houthis, des yéménites sous la coupe de l’Iran, s’en prennent militairement aux navires « liés à Israël » qui franchissent le détroit de Bab-el-Mandeb, entre la mer Rouge et l’océan Indien, passage obligé vers (ou depuis) le canal de Suez. Il concentrait, en 2023, douze pour cent du trafic maritime mondial, et voyait passer 75 pour cent des exportations européennes. Un conflit ouvert pourrait entraîner sa fermeture et peut-être aussi celle du détroit d’Ormuz situé à l’autre bout de la péninsule arabique à 2 000 km de là, par où transite le quart des livraisons de pétrole dans le monde. Encore plus à l’est les tensions entre la Chine et Taïwan pourraient quant à elles provoquer un blocus du détroit de Malacca aux conséquences catastrophiques.
Selon les chiffres publiés par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) le 10 avril, le commerce mondial en 2023 a reculé pour la première fois depuis 2020. (Il avait alors diminué de cinq pour cent.) En volume, les échanges commerciaux ont baissé de 1,2 pour cent contre une croissance espérée de 1,7 pour cent début 2023. Mais en valeur la moyenne des exportations et des importations mondiales de biens a régressé de cinq pour cent l’année dernière pour atteindre 24 010 milliards de dollars. Une situation imputable à l’UE, qui pèse 37 pour cent des échanges planétaires. Comme conséquence des perturbations économiques qui ont suivi l’agression russe contre l’Ukraine, notamment la forte inflation, ses exportations ont très peu augmenté tandis que ses importations ont chuté de quatorze pour cent.
Cela signifie qu’en éliminant l’influence de l’UE sur les chiffres, le commerce mondial a montré une forte résilience et même un certain dynamisme. En revanche il a déjà commencé à se réorienter et ce n’est peut-être qu’un début. C’est ce qui ressort d’un très intéressant document publié par le FMI* le 11 avril, sous la signature de quatre économistes de l’institution, dont deux « gros bras » (l’Américaine Gita Gopinath, directrice générale adjointe et le Français Pierre-Olivier Gourinchas, économiste en chef). Se fondant sur l’opposition actuelle entre la Chine et les États-Unis, ils font un parallèle avec la période de « Guerre froide » (1947-1989) et en tirent des conséquences pour l’évolution du commerce mondial.
La rivalité économique entre la Chine et les États-Unis a pris une tournure agressive depuis dix ans. En 2015, le gouvernement chinois a annoncé l’initiative « Made in China 2025 », dans le but de moderniser son industrie manufacturière, de réduire sa dépendance à l’égard des technologies, composants et matériaux étrangers, tout cela impliquant une réduction drastique de ses importations au moyen de quotas et de taxes. En réponse en 2018, les États-Unis ont augmenté leurs droits de douane sur un large éventail d’importations en provenance de Chine. Cette opposition entre les deux pays les plus puissants de la planète ravive de mauvais souvenirs. Sachant que la Russie, en dépit de son faible poids économique (son PIB est équivalent à celui de l’Italie malgré une population deux fois et demie supérieure) est entrée dans le jeu en 2022 en s’alliant à la Chine, et que l’Europe se range plutôt du côté américain, on pourrait avoir l’impression de se retrouver 70 ans en arrière, au cœur de la Guerre froide.
Pendant les 45 années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la polarisation du monde en deux blocs très hostiles l’un envers l’autre (qui ont même frôlé la guerre nucléaire en octobre 1962 au moment de la crise de Cuba) a eu un effet délétère sur le commerce international. Les États-Unis ont mis sous pression les échanges avec les pays communistes avec des droits de douane élevés, des contrôles à l’exportation de produits militaires et stratégiques, voire des embargos. Le résultat a été que la part des échanges commerciaux des États-Unis et de leurs alliés avec les pays du bloc communiste, déjà modeste après-guerre, est tombée d’environ 25 pour cent du total mondial à dix pour cent, son niveau au moment de la chute du mur de Berlin en novembre 1989.
Mais l’histoire ne se reproduit pas, du moins sur le plan économique. Le monde n’est plus le même. Le volume du commerce mondial est aujourd’hui environ 45 fois supérieur à ce qu’il était en 1950, au début de la Guerre froide. Quant à sa valeur, elle est près de 400 fois plus élevée en dollars courants. Il représente aujourd’hui 32 pour cent du PIB mondial (contre moins de cinq pour cent en 1950) et les échanges de produits manufacturés pèsent désormais 55 pour cent du total, alors qu’après-guerre le commerce mondial portait surtout sur des matières premières et des produits agricoles.
Il existe désormais un haut niveau d’interdépendance économique entre les pays, à cause notamment du rôle des multinationales. « Aujourd’hui, la production est partagée à travers des chaînes de valeurs mondiales beaucoup plus complexes qu’il y a soixante-dix ans », soulignent les auteurs du Working Paper du FMI. Une configuration propice aux échanges, d’autant que leurs coûts ont considérablement diminué (baisse des coûts de transport aérien et maritime, diminution des tarifs douaniers).
Autre différence fondamentale, le rôle joué aujourd’hui par les économies non rattachées à l’un des deux blocs. Dans les années 1950, le commerce de l’Occident avec ces pays était globalement très faible, surtout avec les 29 qui s’étaient proclamés « non-alignés » à la conférence de Bandung (Indonésie) en 1955, les États-Unis et leurs alliés considérant que la plupart étaient en réalité inféodés à l’URSS. Aujourd’hui, les pays qui se tiennent à l’écart de l’opposition sino-américaine en tirent profit. Ainsi, la diminution des importations américaines en provenance de Chine a été compensée par des achats croissants auprès des pays voisins (Mexique et Canada) mais aussi de pays asiatiques, notamment le Vietnam.
De son côté, la Chine contourne allègrement les sanctions douanières américaines en s’implantant commercialement ou industriellement dans les pays tiers d’où elle exporte ensuite vers les États-Unis. « Il existe un lien important entre l’augmentation de la présence chinoise dans un pays – mesurée soit par les exportations, soit par les investissements – et l’augmentation des exportations de ce pays avec les États-Unis ». Lorsqu’un pays est soumis à des restrictions voire à des sanctions, son comportement le plus naturel est de se retourner vers des pays voisins et amis, plus ou moins sincères, pour s’y approvisionner, y trouver des débouchés ou de l’aide pour contourner les sanctions.
La Russie est l’exemple frappant de cette stratégie qui conduit à la « fragmentation » du commerce international entre plusieurs sous-blocs géopolitiques. Typiquement les échanges intra-blocs vont augmenter davantage que le commerce inter-blocs. Ainsi en 2023 selon l’agence de presse d’État Interfax, les exportations russes ont globalement diminué de 28,3 pour cent. Cette baisse cache un double mouvement : les ventes à l’Europe ont chuté de 68 pour cent, alors que celles vers l’Asie ont augmenté de 5,6 pour cent et sont désormais 3,6 fois plus élevées que les exportations en direction de l’Europe. Une hausse tout de même assez faible sachant qu’une partie non négligeable des exportations vers l’Asie portait sur du pétrole, réapparu sur le marché mondial et même européen après avoir transité par l’Inde par exemple. Remplacer les anciens débouchés en Europe par de nouveaux clients en Asie, mais aussi en Afrique ou en Amérique du Sud n’est donc pas si aisé.
La réorientation de la Russie vers les marchés asiatiques est également illustrée par la progression de 29,2 pour cent des importations en provenance de ce continent. Comme résultat, la Chine est devenue le principal partenaire économique de Moscou, les deux pays ayant échangé ensemble pour quelque 220 milliards d’euros en 2023. Le montant de yuans conservés dans les banques russes fin 2023 aurait dépassé celui des dollars. À ce jour, selon le document du FMI et les chiffres de l’OMC, la fragmentation du commerce mondial est encore peu sensible, comme si l’intensité des échanges intra-blocs compensait la baisse du commerce multilatéral. Depuis la crise financière mondiale de la fin des années 2000, la part du commerce des biens dans le PIB mondial a fluctué entre 41 et 48 pour cent. En revanche celle de l’investissement direct à l’étranger (IDE) a baissé, passant d’environ 3,4 pour cent du PIB mondial avant la crise financière à 2,5 aujourd’hui.
La fragmentation pourrait toutefois s’aggraver si, comme pendant la Guerre froide, les tensions politiques s’exacerbaient entre d’un côté les États-Unis et leurs alliés en Amérique du Nord et du Sud, en Europe, en Asie (Taïwan, Corée du sud, Japon) et dans le Pacifique et de l’autre, un bloc constitué par la Chine, la Russie et leurs affidés. Ce « découplage » déboucherait, sur le plan économique, par la montée de politiques commerciales restrictives et le repli des membres de chaque bloc sur leur pré carré. Le commerce mondial et les flux d’investissements à l’étranger en seraient fortement affectés et la mondialisation connaîtrait un coup d’arrêt.
Toutefois, selon les économistes du FMI il existe une lueur d’espoir. Les mesures protectionnistes plus ou moins agressives des deux grands blocs géopolitiques pourraient être mises en échec par la croissance des flux commerciaux et financiers transitant par les pays intermédiaires. Ce n’était guère possible pendant la Guerre froide en raison des écarts de développement.