Parmi les nombreuses différences entre le Luxembourg et ses trois voisins immédiats, il en est une qui est fort peu connue en-dehors du Grand-Duché, sauf des frontaliers : Les fonctionnaires y sont en moyenne mieux payés que les salariés du privé !
En réalité cette situation est assez courante en Europe et dans le monde, comme l’a confirmé une étude publiée par le FMI en mars 2023. Ce qui peut surprendre sachant que par ailleurs l’appartenance au secteur public est statistiquement corrélée à une plus grande sécurité de l’emploi. Le beurre et l’argent du beurre, en quelque sorte.
On observe un intérêt croissant pour les implications économiques et sociales de ce décalage, mais les études internationales officielles font cruellement défaut, surtout en Europe : la dernière publication de la BCE sur ce thème remonte à décembre 2011, et celle de la Commission européenne à octobre 2013.
Une des raisons de la rareté des études comparatives tient au périmètre de la notion « d’emplois publics ». Il est très différent d’un pays à l’autre, et au sein d’un même pays les contours ont pu évoluer avec le temps, avec notamment l’apparition de nouvelles formes d’organisation et de nouveaux contrats.
Au Luxembourg comme en France l’emploi public regroupe les agents de l’État, ceux des collectivités territoriales et le personnel hospitalier. En revanche les salariés des entreprises publiques, dont les caractéristiques sont souvent très proches de celles des fonctionnaires – surtout en cas de monopole – ne sont pas comptabilisés comme occupant un emploi public.
Un document officiel luxembourgeois donne des chiffres précis sur la première catégorie, celle des agents des ministères et des administrations de l’État. Elle comptait environ 34 100 personnes en 2022, soit plus de six pour cent des emplois totaux, réparties en trois statuts : fonctionnaires de l’État, employé(e)s de l’État et salarié(e)s de l’État. L’importance de l’emploi public, toutes catégories confondues, varie considérablement d’un pays à l’autre : en proportion de l’emploi total le rapport est quasiment de un à deux entre le Luxembourg et la France.
Depuis Max Weber en 1920 les sociologues ont beaucoup travaillé sur les salariés de la fonction publique, mettant en évidence des caractéristiques socio-démographiques propres : le taux de féminisation est élevé (près de 53 pour cent au Luxembourg, 63 pour cent en France), l’âge moyen (40,6 ans au Luxembourg, 44 ans en France) est supérieur à celui du privé (un peu moins de quarante ans dans les deux cas) et les membres de cette catégorie sont en moyenne plus diplômés que leurs homologues du privé (en France 65 pour cent des fonctionnaires de l’État ont un niveau supérieur ou égal à bac +3 contre 17 pour cent pour la moyenne des salariés).
Les économistes se sont davantage penchés sur les rémunérations pour constater par exemple que l’éventail des rémunérations est plus resserré chez les agents publics et qu’ainsi les écarts de salaires entre hommes et femmes sont plus faibles que dans le privé. Leur point d’intérêt principal est constitué par les écarts de rémunérations entre public et privé. Selon deux études importantes, l’une de la Banque mondiale en 2019, l’autre du FMI en 2023, il existe une « prime salariale » en faveur des fonctionnaires. Sur un total de 86 pays, le FMI l’évalue à environ dix pour cent. Dans les économies avancées, elle s’élève à 5,2 pour cent seulement. Mais cette moyenne porte sur 26 pays, parmi lesquels la prime n’existe que dans 19 cas. Le Luxembourg figure à la troisième place derrière l’Irlande et Chypre avec un supplément de vingt pour cent en faveur des agents publics.
La prime est plus élevée pour les femmes partout dans le monde : dans les économies avancées elle se monte à 6,5 pour cent contre 4,9 pour cent chez les hommes. Elle favorise aussi les salariés les moins qualifiés, avec une prime de 7,7 pour cent dans les économies avancées contre 2,7 pour cent en haut de l’échelle.
Ces chiffres montrent a contrario que la prime est plus faible pour les hommes les plus qualifiés. Les études montrent également qu’elle est nulle ou très réduite si l’on prend en considération, face aux salariés du public, ceux des grandes entreprises privées. L’écart se réduit aussi dans le temps. En comparant vingt pays sur deux périodes de huit ans (2001-2007 puis 2008-2014) la prime diminue dans quatorze pays dont la France et le Luxembourg (-3 points) et n’augmente que dans six pays.
Des écarts importants en faveur des salariés du public peuvent induire des dysfonctionnements sur le marché du travail. Les travailleurs étant attirés par des rémunérations publiques plus élevées, ils candidatent de préférence aux emplois de fonctionnaires, créant par là même une allocation inefficace des ressources humaines au profit de postes non directement productifs. La BCE déplorait en 2011 une forme de « chômage d’attente » et des « effets négatifs sur les politiques de recrutement, de rétention et d’incitation, des retombées sur le marché du travail privé avec des pertes de compétitivité associées, ainsi que des problèmes budgétaires ».
Deux questions restent actuellement en suspens. Dans son document de 2019, au titre, quelque peu provocateur, « Are Public Sector Workers in Developing Countries Overpaid ? », la Banque mondiale se demandait si, dans le secteur public, des salaires élevés (et supérieurs à ceux du privé) encouragent une meilleure performance. La Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP) a plusieurs fois évoqué les problèmes liés à la mesure de la productivité du secteur public, reconnaissant que « malgré l’utilisation de méthodes de calcul de plus en plus sophistiquées, les tentatives de mesurer la production du secteur public ont à peine résolu le problème fondamental consistant à la définir ». Par contrecoup, il n’existe pas non plus d’étude comparant la productivité des agents de l’État et assimilés et celle des salariés du privé, ainsi que leurs évolutions respectives.
Par ailleurs, la question du « rôle d’entraînement » des salaires du public sur ceux du privé n’est pas tranchée par les économistes, en raison de la variété des situations rencontrées. Plusieurs travaux montrent toutefois que, en cas de prime importante pour les salaires publics – ce qui semble être le cas du Luxembourg – les salariés du privé cherchent à combler l’écart, d’où une augmentation plus rapide de leurs salaires, surtout quand les syndicats sont puissants. Or pour une entreprise, les salaires du personnel sont la source principale de leurs coûts, dont la hausse peut être répercutée sur les prix de vente, alimentant l’inflation. Si, de plus, il existe un dispositif d’indexation automatique, son activation va concerner toutes les rémunérations, du public comme du privé, ainsi que les pensions. D’où un cercle vicieux dont les effets pèsent autant sur les finances publiques que sur la rentabilité des entreprises, obligées de consentir des hausses de salaires qu’elles n’auraient pas forcément accordées.
Une classe à part ?
Toutes les études sociologiques montrent que les salariés du secteur public présentent, en dehors du taux de féminisation, de l’âge et du niveau de qualification, des caractéristiques sociologiques bien spécifiques en termes d’attitudes et de comportements. En raison de la nature de leur travail, ils sont davantage porteurs de valeurs telles que l’honnêteté, l’impartialité et la loyauté. Bien qu’elle soit en moyenne légèrement supérieure à celle du privé, la rémunération n’est pas leur motivation principale. Ils expriment une meilleure satisfaction au travail, mais déplorent les moindres opportunités de promotion et de progression des salaires ainsi qu’un certain manque d’autonomie. Leurs pratiques culturelles et de consommation sont assez différentes, mais c’est surtout en matière d’opinions politiques et de syndicalisation que le clivage avec les salariés du privé est le plus marqué. Les sociologues scandinaves et britanniques ont tendance à considérer les fonctionnaires comme une « classe à part » au sein de la classe moyenne. Toutefois les études montrent aussi que, dans le domaine du travail, il existe un net rapprochement parfois qualifié « d’hybridation des deux sphères » entre les pratiques du public et du privé.
Le poids de l’emploi public
En moyenne en 2019, l’emploi public représentait 18 pour cent de l’emploi total dans les pays membres de l’OCDE. Une moyenne peu significative en raison des fortes variations d’un pays à l’autre. Dans les pays du nord de l’Europe (Norvège, Suède, Danemark, Islande, Finlande) la proportion de salariés travaillant dans les administrations publiques était comprise entre 25 et trente pour cent. En revanche le Japon et la Corée du Sud affichaient des taux très modestes, respectivement six et 8 pour cent. Avec douze pour cent le Luxembourg se trouvait dans le bas de la fourchette en compagnie des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la Suisse (entre 10,2 et 11,7 pour cent). En revanche la Belgique (18,3 pour cent) et surtout la France (21,2 pour cent) dépassaient la moyenne. Entre 2007 et 2019 on a assisté à une « recul massif de la sphère publique ». Sur 33 pays étudiés, 23, soit plus des deux-tiers, ont connu une baisse du taux d’emplois publics. Les dix autres ont enregistré une hausse, mais la plupart du temps très modeste. C’est le cas du Luxembourg avec une augmentation d’un point.