Démarchage commercial Dans un email envoyé cette semaine à son public-cible, l’agence de promotion Luxembourg for Finance invite à son cinquième Sustainable Finance Forum, les 4 et 5 octobre. S’y exprimeront (en ligne) les huiles de la finance locale (la ministre Yuriko Backes, le régulateur Claude Marx, la patronne de la Bourse Julie Becker ou encore le chef de LFF Nicolas Mackel) et d’autres hommes et femmes actifs sur cette problématique au niveau international. L’invitation, et très probablement l’événement puisqu’il s’agit de présenter le Luxembourg comme The place to do business, élève les banques et les professionnels de la finance dans la position de sauver le monde. « Record breaking heatwaves across Europe are causing extreme droughts, as well as lengthening wildfire seasons, and the effects of climate change are only growing. In this environment, financial services finds itself thrust into the spotlight, playing a critical role in financing the transition of our businesses and economies to ensure a more sustainable future », lit-on.
De la même manière qu’au plus fort de la pandémie, les banques sont présentées par leur ministre et leur lobby comme « une partie de la solution ». Et surtout pas comme le problème donc, en écho à la crise des subprimes qu’elles avaient nourrie et qui leur avait valu un déluge de réglementations. La mise en conformité a impliqué un certain coût et « la finance » se place maintenant assez aisément en bouc-émissaire des « megatrends ». Deloitte introduit ainsi sa brochure Integrating climate-related and environmental risks into risk management frameworks : « Sustainability has become a major area of attention in today’s society and it has rapidly climbed to the very top of the political agenda in Europe. As a consequence, financial institutions face increasing pressure from regulatory bodies, investors, and the general public to have a central role in the transition to a greener world ». Les institutions financières ne seraient donc contraintes à une prise en compte du risque climatique que parce que la pression électorale aurait poussé les autorités politiques à agir contre le réchauffement. Comme les footballeurs cette semaine qui ont suscité une vive polémique en France pour avoir fustigé la problématique environnementale (interrogé sur un possible recours au train pour les déplacements de son équipe, l’entraîneur du Paris Saint Germain a dit qu’il envisageait plutôt le char à voile), les banquiers (ce white paper a été réalisé en février en collaboration avec l’ABBL, le lobby des banques) envisageraient l’intégration du réchauffement climatique dans les politiques publiques comme la résurgence d’une mesure populiste ? On n’ose le croire. En tout cas, le risque climatique ne s’impose manifestement pas de lui-même dans la gestion financière.
Conscientisation La Banque centrale (BCL) a publié la semaine passée une série d’analyses alertant sur le réchauffement climatique en tant que risque à considérer par le monde financier. Le pouvoir de l’institution monétaire nationale s’est dilué avec l’avènement de l’euro et le transfert du processus de décision à Francfort. La BCL conserve néanmoins son rôle dans la préparation de la décision de politiques économique et monétaire puisque son président Gaston Reinesch siège au conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. La BCL informe en outre sur l’état de l’économie luxembourgeoise ainsi que sur l’adaptation de son secteur financier aux enjeux contemporains. Avec ses deux douzaines d’économistes (dont une moitié détient un doctorat), elle constitue l’un des principaux réservoirs de la pensée financière et monétaire du Grand-Duché.
Dans sa Revue de stabilité financière 2022 publiée cette semaine, les services de Gaston Reinesch alertent d’abord sur l’exposition du système bancaire aux prix de l’immobilier luxembourgeois : le premier des risques. La prise en compte de ce dernier « est d’autant plus importante que les perspectives de resserrement rapide des conditions financières dans un contexte de reprise vigoureuse de l’inflation et d’un endettement élevé des ménages au Luxembourg se sont matérialisées depuis l’amorçage de la normalisation des politiques monétaires par les principales banques centrales », écrivent les auteurs de la revue. L’inflation figure parmi les principales inquiétudes formulées dans le document. Celui-ci porte avant tout sur l’année 2021, mais considère l’agression russe de février et les événements postérieurs : « Bien que les estimations laissent présager une robustesse assurée du secteur bancaire, il est important de tenir compte de l’incertitude reflétée par les intervalles de confiance ainsi que du type d’enchaînement que peut induire la guerre russo-ukrainienne et l’accélération de l’inflation dans un contexte de ralentissement de la croissance économique ». Cet agglomérat d’événements pèse sur la confiance des agents, ménages et entreprises, et « favorise la progression de l’incertitude et les scénarios macrofinanciers les plus défavorables. » Voilà qui refroidit les plus optimistes. D’autant plus que le rapport produit par la Banque centrale propose en annexe un ensemble de mesures du risque systémique pour mieux appréhender les effets de contagion lors d’événements extrêmes de marchés. « Les récentes crises financières et sanitaires ont illustré les liens entre les différents acteurs économiques ainsi que les canaux de propagation des chocs », lit-on. Et le réchauffement climatique ? La sécheresse de cet été en Europe occidentale ? Trop récent.
Exemples historiques Mais dans deux études parues la veille de la publication de la Revue de stabilité financière, un autre économiste de la BCL (dont les propos n’engagent que l’auteur, prévient d’emblée l’éditeur du boulevard Royal) établit le lien entre réchauffement climatique, inflation et politique monétaire, puis informe sur l’augmentation de la réccurrence d’événements extrêmes à l’avenir. Dans Introduction to weather extremes and monetary policy, Pablo Garcia Sanchez étudie la manière par laquelle les banques centrales répondent du mieux qu’elles le peuvent aux catastrophes naturelles. « Des recherches récentes révèlent que les chocs climatiques peuvent également avoir un impact sur l’inflation », écrit l’économiste. Pour rappel, la maîtrise de l’inflation est l’une des principales missions (sinon la principale) de la Banque centrale européenne. Sa cible se situe autour de deux pour cent. Ce mercredi, le Statec informe que l’inflation au Luxembourg se stabilise à 6,8 pour cent après avoir grimpé en flèche ces derniers mois à cause de l’explosion du prix du gaz (liée au conflit en Ukraine) et des ruptures sur les chaînes d’approvisionnement (liées à la crise du Covid-19). Ici, l’économiste de la BCL fait valoir que la combinaison du réchauffement climatique et d’une plus grande fréquence des catastrophes naturelles contraint les banquiers centraux à se préparer « à des épisodes d’incertitude accrue et à une plus grande volatilité des agrégats économiques ». Les catastrophes naturelles sont certaines. Restent inconnus l’endroit où elles frapperont, les dommages qu’elles causeront et la date à laquelle elles interviendront. Selon les statistiques utilisées dans l’étude, 25 millions d’Européens sont exposés en moyenne chaque année à des événements climatiques extrêmes. Le chiffre atteindra 240 millions en 2070 et 350 en 2100. « By the end of this century, two-thirds of Europeans could experience extreme weather events every year », prévient l’auteur. Ce dernier recense trois épisodes historiques au cours desquels les catastrophes climatiques ont provoqué des dommages économiques (puis politiques, voire civilisationnels) majeurs. Le plus spectaculaire est la chute de l’Empire Romain au Ve siècle. Au IIIe siècle, le climat serait devenu plus froid, plus sec et plus imprévisible, entrainant des sécheresses récurrentes et, souvent, de mauvaises récoltes. « It damaged the Empire’s resilience to various threats including pandemics, political turmoil, or economic instability. It also brought the Empire into contact with a new force - the Huns. » Ce peuple avait quitté l’Asie après quarante ans de sécheresse. Les guerres consécutives ont fait le reste. L’Empire romain s’est étiolé comme peau de chagrin.
Les autorités politiques ont historiquement tenté de juguler, avec plus ou moins de succès, les aléas climatiques extrêmes. Dans l’histoire moderne, des étés très chauds ont déjà provoqués des hausses de prix, notamment dans l’alimentaire. Des événements ponctuels ne justifient pas nécessairement une action des émetteurs de monnaie pour contrôler le niveau général des prix. Mais, ajoutée aux tendances macroéconomiques et aux événements géopolitiques majeurs, la récurrence de vagues de chaleur, de tempêtes, d’inondations ou de sécheresse « pourrait brouiller les perspectives d’inflation à moyen terme et de cette manière dévoyer l’action des banques centrales », écrit le chercheur de la BCL. Il cite Benoît Coeuré en 2018, alors membre du conseil exécutif de la BCE : « Climate change will cause the signal-to-noise ratio to deteriorate and thereby increase the risk that central banks take action when in fact they shouldn’t, or vice versa ». Enfin, Pablo Garcia Sanchez explique que les dommages causés par les événements climatiques extrêmes endommageront le canal de transmission des politiques monétaires: Comment contrer la baisse d’activité (généralement en baissant les taux d’intérêt) tout en stabilisant l’inflation (en relevant les taux) ? interroge l’économiste. (Toute ressemblance avec une situation existante serait purement fortuite.) Hier la BCE a augmenté ses taux dans une proportion inédite (de 0,75 pour cent).
Guess what ? Dans une deuxième publication titrée « On Climate tail risks », le même auteur développe un modèle démontrant qu’une plus grande fréquence des événements naturels dévastateurs augmente la valeur sociale des ressources naturelles et donc devrait pousser les autorités à ménager ces dernières. L’auteur n’y fait pas mention mais le Cygne noir (Black Swan) de Nassim Taleb refait surface. Le statisticien libano-américain avait théorisé l’aveuglement des gens à la possibilité d’événements, violents, rares et durs à prédire, des anomalies statistiques qui sont hors des attentes normales… ces quelques occurrences qui forment la queue (tail) de la courbe en cloche gaussienne et qu’on sous-estime. Nasim Taleb l’explique justement par des biais cognitifs. Il est aussi question d’intérêts divergents. En juillet 2007 et alors que la bulle des subprimes menaçait d’exploser, le patron de Citigroup avait dit « as long as the music is playing, you’ve got to get up and dance » pour justifier la poursuite des investissements de la banque dans ce produit hautement toxique (la dette immobilière de ménages insolvables rassemblée dans des titres financiers).
Dans sa Revue de stabilité financière 2021, la BCL avait prévenu du risque climatique et des impacts potentiels « qu’occasionneraient sur la stabilité financière une période de transition rapide ou brusque vers une économie ‘moins-carbonée’ », notamment une explosion de défauts de paiements sur des prêts accordés à des projets, soudainement rendus obsolètes par de nouvelles règlementations environnementales (d’Land, 1.10.2021). La Commission de surveillance du secteur financier avait aussi tiré le signal d’alarme dans sa Thematic review on Issuer’s Climate & Environmental related disclosures 2020 : « An unexpected observation is that issuers generally do not disclose how climate-related matters can negatively affect them as it seems that it is difficult for them to see how they harm the environment ». Dans la dernière édition de ladite publication annuelle (2021 donc), les 36 émetteurs de valeurs financières ne convainquent pas davantage le régulateur: « Regarding climate information, there is no significant change as compared to our last year examination with too many issuers still obscuring the topic, while other struggling to provide a comprehensive information covering all aspects that recommendations from TCFD (Task force on climate-related financial disclosures) would require ». Pour l’heure, les opérateurs financiers se bornent à la publication des engagements environnementaux que la loi impose, dans une logique boilerplating voire de greenwashing.
La CSSF se rassure. La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) votée le 21 avril 2021 sera plus contraignante et touchera plus d’entreprises financières. Le régulateur financier a également publié en juin 2021 une circulaire (21/773) à destination des banques pour qu’elles intègrent dûment le risque climatique à leur Risk management. Dans le rapport d’activité 2021de la CSSF paru ce jeudi, son directeur Claude Wampach s’attarde longuement sur l’enjeu : « Nous attendons des banques qu’elles continuent à affiner leurs mesures d’exposition aux risques climatiques ». Les secteurs à fortes émissions de carbone, dont la construction, représentent près de 70 pour cent du portefeuille de prêts bancaires fin 2021, selon Claude Wampach. La prise en compte du climat n’est donc plus un argument commercial, mais un impératif réglementaire. Il ne fallait manifestement pas compter sur le bon sens.