Les magistrats luxembourgeois plancheront à la rentrée sur un dossier financier plongeant dans le passé colonial de l’Asie du Sud-Est. Une gageure rendue possible par le mécanisme de l’arbitrage commercial international et la présence d’un centre financier pantagruélique au Grand-Duché. Des descendants du Sultan de Sulu, un royaume musulman constitué au XVe siècle sur un archipel aujourd’hui réparti entre les Philippines et la Malaisie (précisément l’État de Sabah, au nord de l’île de Bornéo), ont obtenu, par une décision d’un juge arbitral madrilène, confirmée devant la justice française, la reconnaissance d’un préjudice estimé à quinze milliards d’euros. Un dédommagement dont devrait s’acquitter la Malaisie. Les demandeurs, des ressortissants philippins, réclament la saisie des avoirs de filiales luxembourgeoises du groupe public malaisien Petronas.
En 2013, après une tentative d’invasion de Sabah par deux petites centaines de Philippins armés nostalgiques du Sultanat de Sulu, l’État malaisien, alors dirigé par Najib Razak, avait arrêté le paiement du loyer qu’il versait depuis l’indépendance du pays en 1963. Cette année-là, en devenant souveraine sur ce territoire, la Malaisie s’était retrouvée cocontractante avec les ayants droits du Sultan de Sulu en vertu d’un contrat conclu en 1878. Le 22 janvier 1878, le sultanat de Sulu, alors sous protectorat espagnol, avait cédé la souveraineté du nord de l’île de Bornéo, aujourd’hui État de Sabah, à la North Borneo Chartered Company, représentée par Alfred Dent et le Baron Gustavus Von Overbeck. Cette société britannique obtenait ainsi le droit d’exploiter perpétuellement les ressources de ce territoire de 77 000 kilomètres carrés (trente fois la superficie du Luxembourg) contre un loyer de 5 000 dollars par an (augmenté à 5 300 dollars en 1903). Selon les termes de l’accord, tout litige devrait être tranché devant le représentant de la couronne britannique à Bornéo (la quatrième plus grande île du monde partagée entre le Sultanat de Brunei, la Malaisie et l’Indonésie). Le Royaume-Uni était ensuite devenu partie à l’accord en 1946 concomitamment au passage de la région sous pavillon britannique.
« The transfer of other peoples’ lands by one empire to another was commonplace in centuries past ; a legal challenge by arbitration centuries later is novel », écrit Tan Sri Tommy Thomas, ancien procureur général de Malaisie dans une tribune parue fin juillet dans les médias malaisiens. Tan Sri Tommy Thomas, aujourd’hui avocat, cite la vente de Bombay par les Portugais aux Anglais en 1661 ou celle de New York par les Néerlandais aux Britanniques en 1664. Singapour a aussi intégré l’Empire britannique après avoir été cédé en 1818 par le sultanat de Johore. Le litige de Sulu fait les choux gras de la presse locale. Pour comprendre l’émoi suscité, un observateur conseille d’imaginer des descendants de la branche Nassau-Dietz (de Guillaume III) revendiquer la propriété de l’Oesling ou, à défaut, le versement de 3,5 milliards d’euros. D’ailleurs, Napoléon III avait bien essayé en 1867 d’acheter le Luxembourg à la Cour des Pays-Bas.
Les héritiers du Sultan de Sulu ont entamé un véritable marathon judiciaire avant d’atterrir à Luxembourg où ils saisissent-arrêtent les actifs de filiales de la compagnie nationale malaisienne active dans les hydrocarbures. Le 28 avril 2017, les requérants ont informé la Malaisie de leur intention d’introduire une procédure d’arbitrage à son encontre en raison du défaut de paiement des loyers et du « changement de circonstances ayant bouleversé l’équilibre du contrat (notamment de la découverte d’importantes réserves d’hydrocarbures) », lit-on dans la requête en exequatur introduite en mars par les représentants des demandeurs au Luxembourg, le cabinet Loyens&Loeff.
Après avoir sollicité en vain le ministre des Affaires étrangères britannique, les requérants se sont tournés en 2018 vers le Tribunal supérieur de justice de Madrid pour obtenir la désignation d’un arbitre unique, soutenant notamment que le juge espagnol était compétent pour intervenir en qualité de juge d’appui. En 2019, la justice espagnole a fait droit à la demande et a désigné Gonzalo Stampa en qualité d’arbitre. La Malaisie a sitôt contesté la légitimité dudit arbitre ainsi que celle du forum pour régler le différend. À cet effet, l’accord de 1878 dirige vers un représentant britannique au Brunei, une fonction qui n’existe plus, et ne mentionne jamais une procédure d’arbitrage en tant que telle. L’ancien procureur général de Malaisie avait par ailleurs proposé un règlement à l’amiable de 60 000 dollars couvrant, avec intérêts, les loyers perdus, tout en s’engageant à verser le dû dans le futur. Le Tribunal supérieur de justice de Madrid a accepté en mars 2021 la requête en annulation de la Malaisie, sous le prétexte que l’assignation n’avait pas respecté la procédure propre aux significations d’actes aux États étrangers.
La justice espagnole a donc annulé tous les actes obtenus dans cette procédure. Mais les demandeurs philippins se sont tournés vers le Tribunal judiciaire de Paris pour obtenir, le 29 septembre 2021, l’exequatur de la sentence partielle de l’arbitre Stampa dans laquelle ce dernier est déclaré compétent pour trancher le litige. La poursuite de l’arbitrage se poursuit donc à Paris et la sentence finale est rendue le 28 février 2022 : la Malaisie est condamnée à verser quinze milliards de dollars aux héritiers du Sultan de Sulu. La somme correspond à une valorisation des revenus futurs générés par l’exploitation de la forêt (pour son huile de palme), du gaz et du pétrole sur le territoire de l’État de Sabah. La Malaisie a déposé un recours en annulation devant la Cour d’appel de Paris. Celle-ci a donné tort aux demandeurs philippins le 12 juillet. « L’exécution immédiate de la sentence est de nature à léser gravement les droits de la Malaisie », écrivent les magistrats d’appel français. Son exécution est suspendue.
Voyant le coup venir, les héritiers et leurs conseils juridiques avaient signifié la veille une saisie-arrêt des comptes de filiales de Petronas au Grand-Duché auprès de neuf banques luxembourgeoises. Ces filiales portaient fin 2021 plus de trois milliards d’euros d’actifs, notamment des exploitations énergétiques en Azerbaïdjan. Un groupe britannique, Therium Litigation Funding finance la procédure dans l’espoir d’un retour sur investissement en cas de réussite. Le slogan de l’entreprise est « Investing in Law », lit-on sur son site internet. L’ancien procureur général de Malaisie écrit que l’arbitre Stampa a coûté 2,22 millions de dollars aux demandeurs (les parties rémunèrent le juge-arbitre). L’avocat américain, Paul Cohen, 2,79 millions. L’arbitrage permet normalement un règlement confidentiel des litiges, sous seing privé, mais potentiellement assisté par un magistrat détaché. La procédure déborde ici sur l’infrastructure de justice publique parce qu’une partie tord le bras de l’autre en usant des dispositifs légaux européens afin de faire reconnaître la sentence.
Pour justifier la saisie-arrêt (une procédure qui permet à un créancier de bloquer auprès d’un tiers les sommes et effets appartenant à son débiteur), Loyens&Loeff plaide le « contrôle total » des deux sociétés visées, Petronas Azerbaijan (Shah Deniz) et Petronas South Caucasus, par l’État malaisien. Pour les Malaisiens, Petronas n’est pas concernée par la sentence arbitrale. « Cohen abuses the law further by attaching the assets of subsidiaries in Luxemburg belonging to Petronas », écrit Tan Sri Tommy Thomas. Sur place, la procédure est qualifiée d’impérialisme arbitral. « There is an underlying but unmistakable imperialist arrogance in the actions of Stampa as well as the French and Spanish Courts in purporting to exercise jurisdiction over the Government of Malaysia. (…) It should deeply trouble anyone who values our sovereignty and our hard fought independence from the clutches of the British Empire that courts and arbitrators from former European colonial powers consider it appropriate to impose their jurisdiction upon us against our will », écrit l’ancien procureur de Malaisie. L’Asie du Sud-est ne saurait échapper à son « héritage colonial », réagit encore le 22 juillet dernier James Chin, professeur d’études asiatiques sur le site régional d’informations financières Nikkei.
La procédure morte-née en Espagne et en France, ressuscite donc à nouveau : cette fois au Luxembourg. Les magistrats locaux s’impliqueront à la rentrée à différents degrés. Très probablement en référé (procédure de l’urgence) où Petronas contestera la saisie-arrêt, une procédure courante dans un centre financier peuplé de milliers de holdings. Autour de 300 ordonnances présidentielles sont prononcées chaque année au Tribunal de Luxembourg en matière de saisie-arrêt. C’est la moitié des ordonnances rendues. Dans son dernier rapport d’activité, l’administration judiciaire insiste d’ailleurs sur la nécessité de créer un poste supplémentaire de juge des référés. Les trois en poste « ne sont pas en mesure » d’évacuer les affaires « dans des délais appropriés ». Puis viendra la procédure au fond sur la validité de la saisie. Dans un communiqué publié le 12 juillet, le groupe Petronas avait informé que ses filiales luxembourgeoises avaient vendu leurs actifs et rapatrié le produit de la cession. « Petronas views the actions taken against it as baseless and is working vigorously to defend its legal position on this matter », avait communiqué la société. Le règlement de l’instance prendra des mois voire des années, explique le spécialiste des litiges commerciaux internationaux, Guy Loesch (Linklaters), cité par le Luxembourg Times la semaine passée.