Vert plutonium

d'Lëtzebuerger Land vom 15.07.2022

Quoique prévisible, l’approbation donnée par le Parlement européen à l’inclusion du nucléaire et du gaz dans la taxonomie de l’UE, mercredi dernier, a provoqué un malaise sur la place financière. L’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) fait la politique de l’autruche. On préférerait « ne pas prendre position », le sujet étant « politique », faisait savoir le lobby dès janvier. L’association des fonds allemande se montre, elle, moins timide : « Wir hätten es besser gefunden, wenn sich das Parlament gegen eine Aufnahme in die Taxonomie entschieden hätte », déclarait son directeur au lendemain du vote au Handelsblatt. L’Alfi a préféré se rabattre sur le plus petit dénominateur commun entre ses membres luxembourgeois, français, allemands ou états-uniens. Dans la chaîne de valeur internationale, « l’industrie des fonds » luxembourgeoise remplit sa fonction de domiciliateure et de distributrice avec humilité et opportunisme.

Mais qu’en est-il des quatre principales banques de détail luxembourgeoises (dont l’État est actionnaire) : Comptent-elles commercialiser des produits « verts » contenant du nucléaire et du gaz ? Silence radio chez BGL BNP Paribas : « Nous ne pourrons pas donner suite [aux questions du Land] ». La Spuerkeess avance, elle, avec beaucoup de précautions, évoquant « un développement graduel » de la taxonomie auquel elle « s’adaptera ». En mai, sa directrice générale, Françoise Thoma, disait « respecter strictement » la taxonomie européenne, même si celle-ci finissait par inclure le gaz et le nucléaire : « Si on s’en écartait, cela deviendrait très vite arbitraire. » Invoquant les « incertitudes scientifiques », la BCEE dit vouloir « rester modeste » plutôt que de s’afficher dark green « sans pouvoir le garantir ».

Chez Banque internationale à Luxembourg (Bil), on « n’exclut pas d’inclure » les activités nucléaires et gazières dans les produits durables « si la loi le prévoit ». La Raiffeisen ne développe pas ses propres produits durables, mais distribue des fonds concoctés par des gestionnaires internationaux. La banque coopérative assure que ceux-ci seraient garantis sans nucléaire et gaz. Si elle commercialise également des produits « article 8 » – ce qui correspond à un vert très délavé –, ceux-ci seraient systématiquement certifiés par Luxflag, dont les labels « climate finance » et « ESG » excluent l’énergie atomique. Du moins jusqu’à présent. La nouvelle taxonomie aura-t-elle un impact sur ces critères ? Luxflag, une joint-venture entre lobbys financiers et l’État luxembourgeois, n’a pas répondu à nos sollicitations.

À partir du 2 août, les banquiers seront obligés de s’enquérir des préférences en termes d’ESG (environnement, social, gouvernance) de leurs clients. Ils devront répondre à ces attentes, et proposer quelque chose de « durable ». D’ores et déjà, l’engouement est réel. À la Raiffeisen, on estime que 58 pour cent des nouveaux apports dans la gestion discrétionnaire se seraient dirigés vers des fonds durables. Georg
Joucken, chef de la banque privée chez Raiffeisen, se méfie d’une vision « en noir et blanc », et appelle à « une certaine tolérance » : « Il faut se demander si on veut soutenir quelqu’un qui est durable ou quelqu’un qui veut le devenir. Coca-Cola peut ainsi financer des projets qui sont durables. Et si Total construit des parcs d’éoliennes, ces projets peuvent être considérés comme durables, alors que la firme, prise dans sa totalité, ne l’est pas. Même Nestlé tente de se retrouver dans ce monde… » 

Alors que les banques luxembourgeoises s’accommodent et s’adaptent, le gouvernement résiste et annonce attaquer la nouvelle taxonomie devant la Cour de Justice de l’UE. C’est Claude Turmes, l’ancien « eurofighter » accidenté dans la politique nationale, qui a pris « le lead » dans ce dossier, après s’être assuré du soutien du conseil de gouvernement. « Le Premier ministre est pleinement motivé pour porter plainte. L’amitié de Xavier Bettel et d’Emmanuel Macron s’arrête au dossier de Cattenom », assurait-il en janvier face au Land. L’enjeu pour le Grand-Duché est de taille. Car la catégorisation du nucléaire comme « énergie de transition » fera bénéficier EDF de conditions de financement très favorables, tant pour la construction de nouvelles centrales nucléaires que pour l’extension de la durée de vie de ses anciens et corrodés réacteurs.

Or, si le gouvernement luxembourgeois se prenait au sérieux, il ferait pression là où ça compte : sur la place financière. La nouvelle ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), préfère ne pas. Aller au-delà des minima européens pour surveiller et punir les tentatives de greenwashing ? Pénaliser les investissements dans les énergies fossiles ? De telles audaces stratégiques relèvent du domaine du politiquement impensable. Pas question de s’aventurer en-dehors du level playing field. « Es ist fraglich ob die Luxemburger Behörden ihren Fondsstandort durch härtere Auflagen nun schwächen wollen », notait la Frankfurter Allgemeine Zeitung au début de l’année. Pierre Gramegna avait donné le mot d’ordre dès novembre 2021 : Le Grand-Duché ne serait pas un pays « wat lauter rout Linnen huet an negativ wëll opfalen ». Vert foncé, vert délavé, vert plutonium, tant que les flux continuent à transiter par les pipelines luxembourgeois…

Le minimum politique sera de ne pas fiscalement avantager les investissements dans le nucléaire et le gaz. Cela fait sept mois que Claude Turmes propose de les exclure des actifs « durables » donnant droit à une réduction de la taxe d’abonnement. Introduit en 2021, ce dispositif fiscal se calquait sur une taxonomie européenne dont les contours restaient alors flous. À partir de 2023, le Grand-Duché pourrait se retrouver dans la situation absurde de distribuer des bonbons fiscaux à une industrie nucléaire stigmatisée par ailleurs comme menace existentielle pour la nation. Yuriko Backes a jusqu’ici évité de se prononcer. Le 7 juin, la ministre-technocrate estimait que la question serait « de nature hypothétique à ce stade ». Elle ne l’est plus. Cette semaine, au ministère des Finances, on peaufine donc une nouvelle non-réponse : « Plusieurs options sont actuellement à l’étude ».

Il y a un mois, le directeur de Luxembourg for finance, Nicolas Mackel, s’enthousiasmait de la taxonomie de l’UE, la caractérisant comme un « compromis » qui ne serait pas seulement « workable » mais établirait un nouveau standard mondial. Il paraît pourtant improbable qu’elle inspirera confiance aux investisseurs. À la recherche d’une orientation, ceux-ci seront tentés de se reporter sur d’autres labels. Réagissant au vote du Parlement européen, mercredi dernier, Claude Turmes expliquait au Wort : « Einige Staaten würden bald wohl eigenständig neue Kriterien einführen, weil sie nicht mit den Ideen aus Brüssel einverstanden sind ». Du côté du ministère des Finances, on rappelle que la taxonomie est arrêtée via un règlement européen et est donc d’application directe dans tous les États membres. Mais ceci n’empêcherait pas le Grand-Duché de développer « des standards ou labels » qui pourraient être « encore plus ambitieux » que la taxonomie européenne.

À lire les éléments de langage distillés par le ministère des Finances, on se croirait au début des années 2000. Rue de la Congrégation, on ne semble toujours pas avoir saisi l’ampleur de la crise climatique. En 2022, les fonctionnaires en appellent encore à « la prise de conscience » et à « la compréhension ». Même déphasage auprès de Luxembourg Sustainable Finance Initiative (LSFI). Cette coproduction des ministères de l’Environnement et des Finances, se révèle un tigre de papier. La petite ASBL – quatre salariés – s’est jusqu’ici bornée à « sensibiliser et promouvoir », à « coordonner et soutenir ». Pour assurer sa troisième mission – « la mesure des progrès » –, il lui manque l’accès aux données.

Lancée par la LSFI en 2021, le « Paris Agreement Capital Transition Assessment » (Pacta) aurait pourtant pu fournir une première image de la trajectoire climatique de la place financière. L’ancien ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), a dû lourdement insister auprès des lobbies de la finance avant que ceux-ci appellent leurs membres à participer à cet exercice d’évaluation de leurs portefeuilles. L’engouement est resté limité. À peine 48 acteurs de la place se sont portés volontaires : dix-neuf assureurs, quinze gestionnaires d’actifs et onze banques. Alors que l’Autriche et la Suisse ont publié un résumé, sous forme agrégée et anonymisée, des résultats (très peu flatteurs) de leur Pactas respectifs, le ministère des Finances luxembourgeois a préféré ne pas en savoir trop. « Il a été convenu que cette première analyse n’aurait pas de résultats sous forme d’agrégat. Ni le ministère ni la LSFI n’ont accès aux résultats de l’exercice », nous informe-t-on rue de la Congrégation. Les autorités s’assurent ainsi une plausible deniability. Les ONG auront beau invoquer les directives européennes garantissant l’accès du public aux informations environnementales, le ministère ne peut publier des données dont il ne dispose pas.

« Les établissements participants ont obtenu un rapport contenant les résultats individuels à la fin de l’exercice ; il revient à eux de décider s’ils publient ou non leurs résultats individuels », informe le ministère. Il faut scruter les divers rapports non-financiers des banques pour en retrouver des traces partielles et partiales. C’est avec parcimonie que la Spuerkeess distille quelques éléments : « The share of renewable energy is underweighted, the share of automotive ICE [internal combustion engine] is overweighted ». Quant à la Raiffeisen, elle s’auto-congratule de sa « position favorable » dans le secteur de l’énergie, « puisqu’une bonne proportion de ses obligations d’entreprises concernent les technologies bas-carbone ». (La Bil promet de publier des éléments de son auto-évaluation Pacta au cours de l’année.)

La seule vue d’ensemble dont le public dispose actuellement, c’est une analyse publiée par Greenpeace en janvier 2021. Les résultats ne sont guère réconfortants. En moyenne, les cent plus grands fonds domiciliés au Luxembourg investiraient selon un scénario de quatre degrés Celsius, « certains ne seraient même pas compatibles avec un scénario à six degrés Celsius ». Eis Finanzplaz se situe donc sur une trajectoire vers une terre inhabitable. Une critique de l’intérieur commence à s’articuler. Face au Land, Jimmy Skenderovic, président de LSFI, où il représente le ministère de l’Environnement, estime qu’« à l’exception de quelques acteurs de la finance d’impact qui se sont fait un nom au niveau international, le niveau global d’implication de la communauté financière luxembourgeoise reste mitigé ». Il s’étonne de « cette réticence » : « D’autres centres financiers, comme Londres, Amsterdam, Zurich ou Paris, se sont lancés dans la course de la durabilité et devancent largement le Grand-Duché. Les décideurs de la place financière luxembourgeoise continuent de jouer la carte de la sécurité. Mais pour combien de temps encore ? Ne serait-il pas mieux de changer pour aller de l’avant ? »

Bernard Thomas
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