Le 24 août est une date symbolique en Ukraine. La fête nationale célèbre la déclaration d’indépendance du pays, votée en 1991, après un référendum obtenant plus de 90 pour cent de réponse positive. Cette semaine, il n’y a pas eu de fête. Les bombes ont remplacé les feux d’artifice : le 24 août marquait aussi les six mois de l’invasion russe de l’Ukraine. « Invasion à grande échelle », précise mardi Nicolas Zhraov, président de la très dynamique association LUkraine. Il emboîte ainsi le pas aux déclarations du président Volodymyr Zelensky pour qui « l’Ukraine, c’est l’Ukraine dans son entier. Le Donbass c’est l’Ukraine. La Crimée c’est l’Ukraine ». Et qui fait donc remonter le conflit à 2014.
Pour Lena*, la date clé est celle du 4 mars, quand elle est arrivée au Luxembourg. Nous l’avions rencontrée quelques jours plus tard (d’Land 11.03.2022) alors qu’elle venait de s’installer, avec ses deux enfants, dans une famille qui l’accueillait. Elle a du mal à rembobiner toutes les étapes qu’elle a traversées pendant ces six mois tant les bouleversements ont été nombreux. Arrivée en voiture par la Pologne, cette enseignante quadragénaire considère que son parcours est couronné de succès : « My story is a success story », dans un anglais à peine teinté d’accent. Ses yeux se remplissent de larmes quand elle exprime sa gratitude envers Joly et sa famille qui les ont hébergés pendant cinq mois. En mars, l’institutrice luxembourgeoise avait dit « un mois, et puis on verra ». Mais les circonstances en ont décidé autrement et une réelle amitié est née entre les deux femmes, mais aussi entre les enfants. « Ils ont été tous formidables, généreux, incroyablement ouverts et de bons conseils. » Le premier et sans doute le plus avisé des conseils a été de faire traduire son diplôme et de rédiger un cv. Au mois d’avril, tandis que le petit Marko*, quatre ans, intégrait l’école maternelle de la commune et que le grand Alexei*, douze ans, rejoignait l’École internationale Anne Beffort de Mersch, leur mère y poursuivait son travail d’enseignante.
Son excellent niveau d’anglais et son parcours dans l’enseignement a permis à Lena de faire partie des recrues du ministère de l’Éducation nationale pour encadrer les enfants ukrainiens. Ses compétences en éducation artistique ont été mises à profit pour compléter sa mission de médiation envers les jeunes réfugiés. « Nous avons eu beaucoup de soutien de la direction et des professeurs pour que tout le monde se sente bien. L’intégration s’est faite plus rapidement que je ne le pensais », se souvient-elle notant que les sourires des enfants sont revenus sur leur visage à mesure qu’ils se faisaient des amis. L’émotion l’étreint à nouveau quand elle dit la fierté de voir son cadet parler luxembourgeois, être invité aux anniversaires de ses camarades de classe et obtenir « un super bilan de la Joffer ». Mais l’année scolaire terminée, Lena doit trouver un autre travail : « Rester dans le cadre scolaire demande une maîtrise de l’allemand ou du français que je n’ai pas. Je suis des cours d’allemand, mais ça va prendre du temps. »
Restée dans la famille d’accueil jusqu’à la mi-juillet, à l’invitation de celle-ci pour ne pas devoir changer les habitudes scolaires des enfants, Lena et ses garçons vivent aujourd’hui dans un appartement mis gratuitement à disposition, avec une autre famille ukrainienne. Le tableau est moins rose : « J’ai fait beaucoup d’effort d’intégration et cela porte ses fruits. Mais l’autre femme ne l’accepte pas. Elle est jalouse, ne contrôle pas ses émotions. Elle se met souvent en colère et devient violente », relate Lena en montrant des marques de griffures et de coups. Il lui faut donc un autre logement au plus vite. Ce qui est plus que difficile dans ce pays « où sans CDI, personne ne veut te louer ». Car désormais, Lena travaille pour
l’asbl Arcus qui exploite notamment des dizaines de crèches, maisons-relais et centres de jour dans tout le pays. Elle a été recrutée pour un contrat à durée déterminée de six mois comme éducatrice pour les petits ukrainiens et pour proposer des activités artistiques. « J’espère que mon contrat sera prolongé car j’adore ce travail qui poursuit ce que j’ai toujours aimé faire et ce que faisais avant. Je reprend une vie normale. » Si tant est que ce mot ait un sens pour une femme qui chaque soir appelle son mari, resté à Kyiv où il travaille dans l’IT, en video. Des appels régulièrement interrompu par des sirènes. « On continue à sursauter quand on entend les alarmes. C’est très douloureux. » Malgré ses réussites et son intégration, Lena espère retourner dans son pays « dès qu’on pourra y vivre en sécurité. Et le plus difficile est de ne pas savoir quand ce sera », hoquette-t-elle. Dans cet espoir, elle intime son grand garçon à suivre les cours de son ancienne école, en plus de sa scolarité au Luxembourg. « L’expérience du Covid nous a permis de mettre en place des outils en ligne qui fonctionnent bien, avec des cours et des devoirs. C’est important qu’Alexei reste en contact avec ses professeurs et puisse retourner un jour à l’école. »
Aussi blonde que Lena est brune, Viktoriia n’a pas les mêmes vues sur l’avenir : Elle veut rester au Luxembourg. Arrivée de Tcherkassy, également tout début mars, cette maman de trois enfants, divorcée, avait noué des relations en ligne avec un Luxembourgeois, plusieurs mois avant l’invasion russe. Quand la guerre éclate, il lui propose de l’héberger chez lui. Malheureusement, la réalité est moins agréable que le virtuel et l’homme se révèle rapidement de plus en plus strict, instaurant des règles rigoureuses, n’acceptant pas les enfants et devenant agressif. « Pour quitter cette maison, il fallait de l’argent et un travail », explique-t-elle la voix tremblante. Forte de plusieurs années comme professeur de mathématiques et d’économie à l’université de sa ville (un master et un doctorat en poche) et parlant anglais, Viktoriia est également engagée au lycée de Mersch. Elle donne des cours de maths, lance un projet de start-up avec ses élèves. Une vie qu’elle apprécie d’autant plus qu’elle se dit « à l’aise avec les adolescents. Je vois que je peux leur apporter des choses, pas seulement en maths. Enseigner n’est pas qu’un métier, c’est vraiment ma mission et ma passion ». Le calendrier scolaire étant ce qu’il est, elle est, comme Lena, contrainte de quitter l’école mi-juillet. Aujourd’hui, elle fait de gros efforts pour apprendre l’allemand avec plusieurs heures de cours en ligne chaque jour, des livres et des devoirs. « Après, je me mets au français, puis au luxembourgeois. Je pense que j’aurai atteint un bon niveau dans un an », martèle-t-elle, sûre de son fait. « Si je ne peux pas enseigner, je me tournerai vers les maisons-relais, à moins que je trouve du travail dans une banque. »
Aujourd’hui, Viktoriia et ses enfants ont trouvé une nouvelle famille d’accueil, « dans le nord du Luxembourg ». Cela obligera les petits à changer d’école, et d’intégrer le système luxembourgeois plutôt que les classes internationales. Mais, le mot revient régulièrement à sa bouche, « nous sommes en sécurité ». Loin de la guerre, les enfants sont cependant en contact quotidien par vidéo avec leur père, professeur d’université engagé dans la protection territoriale de sa ville. « Nous nous entendons bien. Il sait que c’est mieux pour eux ici. » Une nouvelle vie se profile donc pour Viktoriia, même si l’homme qui l’a faite venir continue de la harceler avec des courriers et des menaces de plaintes. « Je veux oublier cette relation et mener une nouvelle vie ici, voir mes enfants grandir et s’épanouir au Luxembourg », espère-t-elle.
Un manque de solutions durables
2014. La date de fondation de l’asbl LUkraine par des ressortissants ukrainiens vivant au Luxembourg montre à quel point elle est liée aux agressions russes de leur pays. « L’impulsion pour la création de LUkraine asbl a été l’attaque militaire de la Russie sur l’Ukraine en 2014 », apprend-on sur leur site. Il n’est guère étonnant que l’association ait été en première ligne dès la fin février pour répondre à l’urgence face à la guerre. Après six mois, Nicolas Zharov, son président, dresse un premier bilan : « Nous agissons sur trois niveaux : l’envoi d’aide sur place, le soutien des réfugiés ici et leur vie future ». Un premier objectif a été atteint avec l’envoi de dix ambulances équipées vers Kharkiv et Dnipro, mais aussi de 44 palettes de matériel médical et médicaments ou 604 palettes de nourriture, vêtements et produits d’hygiène. « Nous avons aussi organisé des formations en premiers secours pour qu’une aide immédiate puisse être apportée après un bombardement », détaille-t-il. La prochaine étape est l’envoi d’une station de filtration d’eau et d’un camion de pompiers dans la région de Donetsk. Globalement, 1,4 million d’euros ont été collectés par l’association pour les besoins de la population là bas.
L’accueil et le soutien des réfugiés arrivés au Luxembourg est un pilier des plus visibles de l’action de LUkraine. « Nous avons organisé le logement d’un millier de personnes, soit vingt pour cent des arrivées », se félicite Inna Yaremenko, vice-présidente. Elle énumère aussi les cours de langue, les rencontres avec des employeurs potentiels, les activités sportives et de loisirs pour les enfants ou la mise en place d’un soutien psychologique. Opérations pour lesquelles elle ne manque pas de souligner l’aide de divers partenaires privés. Inna Yaremenko insiste : « nous ne sommes que des bénévoles et nous ne recevons aucune aide du gouvernement luxembourgeois. » Les contacts avec les pouvoirs publics sont ambivalents. Tout en reconnaissant l’ouverture et la générosité du Luxembourg et des Luxembourgeois, LUkraine aimerait plus de soutien et de meilleures solutions, principalement sur la question du logement. « Le gouvernement reste dans la réaction et pas dans l’anticipation. Une nouvelle vague de réfugiés pourrait arriver dans les mois à venir à mesure que la guerre se poursuit, surtout avec des bombardements de civils. Quand on nous dit que 96 pour cent des structures d’accueil sont déjà occupées, je suis inquiet pour l’hiver », martèle Zharov qui regrette que les réfugiés soient vus comme des charges et non comme des atouts. « Nous n’avons pas de réponse quant à une stratégie durable pour l’intégration des réfugiés ukrainiens. » Selon le président, entre cinq et dix pour cent des réfugiés Ukrainiens ont quitté le Luxembourg « principalement à cause des problèmes de logement ».