Radomyshl est une petite ville de 14 000 habitants à une centaine de kilomètres à l’ouest de Kiev. La première papeterie d’Ukraine y a été établie 1612 et une importante communauté juive s’y est rassemblée à partir du 18e siècle. Plusieurs exécutions de masse de Juifs ont d’ailleurs marqué l’histoire de la ville qui est aujourd’hui le fief d’une collection privée de quelque de 5 000 icônes. Hanna Mozgova nous parle du château, construit sur les ruines du moulin à papier, des rives du lac où elle aime se promener et des deruny (crêpes de pommes de terre) qu’elle prépare avec les champignons qu’elle ramasse en forêt. Jusqu’il y a quelques semaines, Hanna et son mari enseignaients à Radomyshl. Férus d’histoire et d’art, ils organisaient des visites, des ateliers, des expositions et diverses activités culturelles. La guerre a bouleversé leur quotidien et ils ont fui, avec leurs trois enfants et la sœur d’Hanna, direction Luxembourg. Les trois adultes et trois enfants arrivés le 6 mars sont d’abord hébergés dans une famille luxembourgeoise qui leur prête ensuite un appartement.
« La première chose qu’on a décidé de faire, c’est d’apprendre le français », raconte la femme de 35 ans dans un bon anglais. Une application sur leur smartphone leur donne les premières bases d’une langue qu’ils ne connaissaient pas du tout, mais qui leur semble « indispensable » pour s’intégrer, comme leur suggère les contacts avec les bénévoles locaux. Dès le statut de protection temporaire obtenu, le 24 mars, leur première démarche a été de s’inscrire à l’Adem. « On est parti avec presque rien, il faut qu’on trouve un travail dès que possible », espère Hanna. Elle est soulagée d’avoir déjà rédigé un cv dans les règles de l’art et remplit un formulaire précisant ses compétences, formations et expériences. « L’accueil a été très bon, souriant. Les personnes rencontrées cherchent vraiment à nous aider ». Mais elle se fait peu d’illusion : « Je cherche plutôt en fonction de mon expérience, comme professeur. Mon mari peut aller vers l’informatique et ma sœur a un master en psychologie, mais on prendra ce qu’on trouve. » La famille attend aussi que les enfants (neuf, douze et quinze ans) puissent être scolarisés : « On est en ordre pour toutes les démarches, on attend le feu vert ». Eux aussi se sont lancés dans l’apprentissage du français.
Les autorités luxembourgeoises le répètent à l’envi et tous les sites et sources d’informations destinés aux Ukrainiens reprennent le message : « Les bénéficiaires d’une protection temporaire n’ont pas besoin de permis de travail spécifique et bénéficient du libre accès au marché du travail. Ils peuvent être embauchés directement dans le cadre des contrats de travail prévus par la loi. Les personnes concernées peuvent également s’inscrire en tant que demandeurs d’emploi auprès de l’Adem ». Pour l’heure (mercredi matin), selon les informations recueillies par le Land, seules 45 personnes venues d’Ukraine ont pris contact avec l’Adem. « Plus, précisément 23 personnes ont complété les formalités et sont donc officiellement inscrites », fait savoir Isabelle Schlesser, la directrice de l’institution. Elle pense que ce chiffre va rapidement augmenter dans les semaines à venir, au fur et à mesure que les réfugiés obtiennent la protection temporaire. Selon les derniers chiffres reçus ce jeudi de la Direction de l’immigration, 865 des 3 960 personnes enregistrées ont obtenu le statut et donc le droit de travailler. « Une cellule spécifique a été mise en place, notamment avec des personnes qui parlent russe ou polonais choisies dans le staff des conseillers ». Magdalena Pilawska est l’une des conseillères affectées à cet accueil. D’origine polonaise, elle parle russe et observe que l’ukrainien est proche de sa langue natale. Elle constate : « Même si certains parlent anglais, pouvoir poser des questions et avoir de l’aide dans sa langue est rassurant pour ces personnes qui doivent réinventer leur vie ». Le premier contact à l’Adem avec un réfugié ukrainien était le 22 mars. « On voit des personnes très motivées pour trouver du travail au Luxembourg le plus vite possible. Mais, nous ne faisons pas de distinction entre les demandeurs d’emplois d’où qu’ils viennent. Les compétences, les expériences et les langues sont les critères qui nous occupent. » Tout en insistant pour ne pas tirer de conclusion hâtive à partir d’un si petit nombre de personnes, la directrice de l’Adem retrace : « Les profils que nous avons reçus sont souvent diplômés, voire très diplômés. Mais les connaissances linguistiques risquent de poser des problèmes pour certaines professions. » L’Ukraine est en effet reconnue pour sa main d’œuvre qualifiée, 70 pour cent des travailleurs étant titulaires d’un diplôme d’enseignement secondaire ou supérieur.
Du côté des offres, les employeurs se montrent solidaires tout en posant beaucoup de questions sur le statut de protection temporaire qu’ils ne connaissent généralement pas. L’adéquation entre le besoin de main d’œuvre de certains secteurs – l’Adem annonçait plus de 10 000 postes vacants en février 2022, principalement dans l’informatique, la comptabilité, la restauration, la maçonnerie ou les soins infirmiers – et les profils des nouveaux arrivants est cependant loin d’être garantie. Malgré ces bonnes volontés, il y a des défis à relever, les barrières linguistiques étant le principal obstacle. « Même pour des professions qui demandent peu de qualification, dans la restauration, le nettoyage, la construction, l’usage du français est généralement indispensable, ne fût-ce que pour comprendre les consignes de sécurité, les instructions de travail ou pour communiquer avec les collègues », explique François Dauphin, Area Manager pour Adecco Luxembourg. Il souligne aussi la difficulté d’organiser les gardes d’enfants, pas encore scolarisés et de se déplacer pour rejoindre les différents lieux de travail. Comme d’autres entreprises de travail temporaire, le groupe manifeste sa volonté d’aider les Ukrainiens avec des messages spécifiques sur son site internet. « Il s’agit d’aider au mieux ceux qui en ont besoin. Nous reverserons d’ailleurs le bénéfice de ces missions à des associations humanitaires qui œuvrent en Ukraine ».
Pour Sasha Petrykov, qui coordonne les questions de travail au sein de la très dynamique association LUkraine, « il ne faut pas attendre d’avoir le statut pour chercher du travail ». Il explique : « obtenir la protection temporaire prend quelques semaines, temps pendant lequel on peut lire des offres d’emploi, suivre des procédures de recrutement, des entretiens d’embauche ». Il prend à cœur d’informer le mieux possible ses concitoyens : « Les organisations qui gèrent les foyers ne donnent pas assez d’explications et d’informations sur le monde du travail. » Il a créé une base de données sur le site de l’association où les réfugiés peuvent s’inscrire en précisant leur formation, les langues qu’ils parlent et leur secteur de recherche. « Pour l’instant, nous avons 200 inscrits dont quarante ont déjà le statut ». Il note une grande diversité de profils et regrette que les offres soient orientées vers des postes peu qualifiés. Tout en saluant les efforts qui sont entrepris, il signale : « Beaucoup des personnes qui arrivent, surtout les femmes, avaient des professions indépendantes, dans le secteur de la beauté par exemple (maquillage, onglerie, coiffure… ndlr). Elles pourraient immédiatement se relancer, créer une entreprise ici. Mais elles se heurtent aux autorités administratives qui exigent des diplômes ou des certificats. » Bien souvent, dans leur fuite, les réfugiés n’ont pas emporté ce genre de documents qui devraient d’ailleurs être traduits, homologués. « Le Luxembourg devrait se montrer moins protectionniste sur ces métiers artisanaux et s’ouvrir à ce type d’entreprenariat. Il y a de la demande, à commencer par les Ukrainiennes qui arrivent et qui sont traditionnellement très clientes de ce genre de services. »
Les procédures prennent toujours trop de temps quand on attend des documents. Sasha Petrykov espère que les demandes vont pouvoir être satisfaites : « ça va prendre du temps, mais la guerre risque de durer », prévoit-il. En attendant, il se joint aux recommandations de vigilance concernant le risque de traite d’êtres humains et d’exploitation, notamment par le biais d’arrangements frauduleux de voyage ou d’offres d’hébergement en contrepartie de services ménagers ou garde d’enfants à effectuer quand ce n’est pas du trafic ou de la prostitution. Il rend les personnes qu’il rencontre attentives aux lois au Luxembourg : « Les réfugiés ne connaissent pas le droit du travail ici. Il faut veiller à ce qu’ils n’acceptent pas n’importe quel type de job ou n’importe quel salaire pour avoir quand même quelque chose ».