Lundi après-midi, au niveau – 5 de l’ancien hémicycle européen, le tribunal administratif tient audience pour un recours assez inhabituel, plutôt technique et pointu en droit. L’asbl Passerell, représentée par maître Catherine Warin, requiert contre le ministre de l’Immigration et de l’Asile et la Direction de l’Immigration, représentée par maître Steve Helminger. En cause, le nombre important de personnes rencontrant des difficultés lors de leur demande de protection internationale ou qui n’ont pas pu enregistrer cette demande, un phénomène qui s’est amplifié en 2020 (date du recours). L’association se base d’abord sur de nombreux témoignages de personnes « en situation de détresse ». Le recours cite une demi-douzaine de cas que Passerell a aidé. L’un à qui l’on dit de retourner en Belgique (selon la procédure Dublin) alors que, Covid oblige, le passage de la frontière est fortement déconseillé et le bureau pour enregistrer les demandes d’asile en Belgique est fermé. L’autre qui se voit remettre une décision d’irrecevabilité avant même de recevoir une attestation de demandeur. Ou une famille qui bénéficiait déjà d’une protection internationale en Grèce à qui l’on annonce que sa demande sera déclarée irrecevable. « Il y a d’autres personnes qui ne connaissent pas les associations pouvant les soutenir dans leurs démarches et qui n’ont jamais pu introduire une demande au Luxembourg », suppose l’avocate de chez Lutgen & Associés.
Les conséquences pour les demandeurs de protection internationale sont lourdes : ceux qui finissent par enregistrer leur demande prennent du retard dans leur dossier, mais surtout, les autres se trouvent sans les droits accordés aux demandeurs de protection internationale (DPI) : hébergement, repas, hygiène, santé… « Quand cette première étape est refusée, tout le reste du parcours est miné et aucun recours n’est possible. On assiste ici à une violation du droit d’asile », s’insurge Catherine Warin. Elle insiste : « La liste des dispositions violées est vertigineuse. » « Nous avons reçu des personnes dont les droits n’étaient pas respectés en Grèce où ils avaient obtenu le statut, notamment des femmes seules ou des familles avec enfants », relate Ambre Schultz, coordinatrice de projets chez Passerell. « Là bas, une fois le statut obtenu, les bénéficiaires de protection n’ont pas le droit de rester dans les foyers et se trouvent à la merci de diverses exploitations, violences. Ils vivent parfois dans l’insalubrité et sans soin ». Ne se sentant pas en sécurité, n’étant pas entendues par les autorités grecques, elles fuient vers d’autres pays, le Luxembourg notamment. « Nous ne pouvons pas fermer les yeux et seulement renvoyer à des règlements. La convention d’Istanbul (lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ndlr) ou celle des droits de l’enfant, signées par le Grand-Duché, doivent leur permettre des recours dans notre pays. Ce qui n’est pas possible tant qu’ils n’ont pas été enregistrés comme DPI. »
Pour étayer son recours, Passerell cite les chiffres donnés par la Direction de l’Immigration en réponse à une question parlementaire de David Wagner (Déi Lénk) en août 2020. « En 2018, 3 428 personnes se sont présentées auprès du primo-accueil de l’Office National d’Accueil et 2 206 personnes ont effectivement introduit une demande de protection internationale auprès de la Direction de l’Immigration. En 2019, ce rapport était de 3 351 contre 2 047 ; au 30 juin 2020, ce rapport était de 788 contre 443. » On est donc passé de un tiers à presque la moitié (44 pour cent) de personnes qui ont « changé d’avis », selon les termes de la Direction de l’Immigration. Le phénomène n’avait pas été chiffré jusque là et ne l’est plus depuis. La réponse du service de presse du ministère des Affaires étrangères à la même question posée par nos soins cette semaine est à la fois évasive et éloquente. « Un chiffre exact (de personnes ayant renoncé à déposer une demande de protection, ndlr) est difficile à fournir étant donné que de nombreuses personnes en transit ne logent que pour une durée limitée à l’Ona. Ces personnes quittent donc le primo accueil sans se présenter à la Direction de l’Immigration. De plus, d’autres personnes en séjour irrégulier profitent de manière récurrente et régulière de cette offre de logement sans jamais se présenter à la Direction de l’Immigration. Ensuite, certaines personnes qui se présentent auprès de la Direction de l’Immigration ne souhaitent plus introduire de demande après que leur situation en matière d’asile leur est expliquée, notamment en ce qui concerne la procédure Dublin. »
Passerell pointe un certain systématisme à dissuader des personnes d’introduire une demande d’asile quand elles ont déjà obtenu le statut de BPI ailleurs ou que leurs empreintes sont déjà déposées ailleurs (procédure Dublin III). Ce qui a d’ailleurs été confirmé par un courrier électronique de la Direction de l’Immigration en date du 21 juillet 2020 expliquant que « le Luxembourg est de plus en plus confronté à des demandeurs qui disposent déjà d’une protection internationale dans un autre État membre. En réaction, il a été décidé de traiter ces demandes de manière prioritaire pour éviter de saturer davantage les foyers de l’ONA. ». Le recours cite encore une interview de Jean-Paul Reiter, directeur de l’Immigration où il déclare : « Nous avons un devoir d’information. Et si nous sommes en présence de cas où nos services voient qu’il n’y a aucune chance d’aboutir, nous le leur disons. Nous leur demandons de bien réfléchir ; déposer une demande qui finira par être rejetée est-il bien ce qu’ils veulent ? »
« Dire aucune chance d’aboutir n’est pas juste et présume de la situation de la personne (en procédure Dublin) avant même de l’avoir entendue, et d’avoir évaluer son éventuel état de vulnérabilité », souligne Passerell. « Le devoir d’information ne doit pas se substituer à une prise de décision ou même à un conseil. Dire à une personne qu’elle n’a aucune chance va au-delà de l’information, c’est une appréciation », estime Catherine Warin, de concert avec Passerell pour qui « ce n’est pas aux agents de la Direction de l’Immigration de remplacer les procédures d’examen des dossiers ». L’association considère qu’un palier est franchi quand l’interprétation de la loi sur l’information va à l’encontre du droit à des garanties procédurales. Des « allégations gratuites » que réfute Steve Helminger, martelant qu’aucune décision n’est prise lors de l’accueil des personnes : « Les agents ne font qu’informer les personnes sur leur situation. Il n’y a pas de refus direct d’enregistrer une personne, qui peut d’ailleurs revenir. » La présidente du tribunal conclut en annonçant qu’un jugement sera rendu, sans annoncer de date. « On espère un jugement qui pointe un manquement au droit fondamental qu’est l’asile et qui donne ainsi un signal fort aux agents pour qu’ils changent d’attitude et de vocabulaire ». L’avocate suggère aussi que des observateurs agréés puissent venir ponctuellement et de façon aléatoire dans les locaux de la Direction de l’Immigration pour constater comment sont reçus les DPI, même avant leur enregistrement. « Ça lèverait les soupçons de partialité ou d’abus de langage de la part des agents ».
Cette demande a déjà été effectuée et est régulièrement battue en brèche au nom de la sécurité et la confidentialité. Cela permettrait cependant à deux monde qui communiquent peu et se méfient l’un de l’autre de mieux collaborer. Les associations qui aident les DPI critiquent le manque d’empathie et signalent un état d’esprit de suspicion dans le chef des agents du service Réfugiés de la Direction de l’Immigration ou de l’Office national de l’Accueil (Ona). Il importe alors de savoir comment ces personnels sont recrutés, formés et suivis. Questions que nous avons posées, au service de presse du ministère des Affaires étrangères qui n’a voulu répondre que par voie écrite. Sur les 52 agents du service réfugiés (sans compter les six postes qui ont été ajoutés pour gérer les demandes de protection temporaires de la part des personnes fuyant l’Ukraine), cinq travaillent à la cellule de primo-accueil. Difficile de savoir combien de personnes elles accueillent chaque jour puisque seul le nombre de dossiers enregistrés est communiqué.
Tous les agents du service suivent dès leur arrivée « des formations spécifiques en matière de protection internationale ». Ils suivent aussi des formations continues « notamment celles organisées par l’Agence de l’UE pour l’asile (EUAA) ». Le Fonds Asile, Migration et Intégration de l’Union européenne a aussi été sollicité pour des formations. On apprend dans le rapport 2014-2020 que sont prestées des formations « au sujet de la ‘crédibilité’, de l’‘interculturalité’ ou encore de la ‘traite des êtres humains’ dispensées par des experts nationaux et internationaux ». Rien en revanche comme formation spécifique envers les violences faites aux femmes. Dans le rapport du Grevio (Group of Experts on Action against Violence against Women and Domestic Violence), la ligne des formations suivies par le Service de l’Immigration est vide.
« Les premiers moments de l’accueil des personnes qui viennent s’enregistrer comme DPI sont très importants. Elles sont seules, sans avocat ou association pour les soutenir. Détecter les vulnérabilités n’est pas toujours facile, mais cela devrait être fait dès le début de la procédure, Dublin ou pas, statut de BPI ou pas. Il y a un manque de formation des agents concernant les violences de genres et faites aux femmes. Essuyer un ‘vous n’avez aucune chance’ est un nouveau traumatisme pour ces femmes qui cherchent un pays où l’on va entendre leur détresse », souligne Ambre Schultz qui s’étrangle devant l’expression de « tourisme humanitaire », trop souvent employée. C’est aussi ce que souligne l’avocat général Jean Richard de la Tour dans ses conclusions face à la Cour de justice européenne dans une affaire entre la Pologne et l’Allemagne : « Prendre la décision de quitter l’État d’accueil, dans lequel tous les membres de la famille, y inclus des enfants en bas âge, bénéficient d’une protection internationale, et prendre ainsi le risque de renoncer à la sécurité et aux avantages que confère ce statut relève soit de l’inconscience soit de la nécessité et d’un choix mûrement réfléchi que font des parents en considération de l’intérêt supérieur de leurs enfants. /.../ Je ne pense donc pas que l’on puisse réduire ou résumer ces déplacements à un ‘tourisme’ de parents ».