Un bon millier de jeunes Ukrainiens sont scolarisés au Luxembourg.
Maria, Illya, Sofia et leurs camarades se construisent une nouvelle vie loin des bombes

Enfants malgré tout

d'Lëtzebuerger Land vom 06.05.2022

Ce qu’Illya préfère à l’école, c’est la cantine. « Il y a même des frites », s’enthousiasme cet ado de treize ans. Pas très grand, les cheveux en brosse, le regard qui pétille et le sourcil qui s’agite, le garçon est arrivé d’Ukraine il y a deux mois avec sa maman et ses cousins. Juste après les vacances de Pâques, il a commencé les cours au Lënster Lycée, non loin de là où il réside. « J’étais content de retourner à l’école parce que je n’avais pas grand-chose à faire dans la famille d’accueil et je m’ennuyais », raconte-t-il dans un anglais à peine hésitant. Il trouve que les cours d’anglais sont faciles, mais l’allemand lui semble plus ardu. Illya fait du sport tous les jours, à l’école, mais aussi dans le club de basket de son village. Il trouve ses marques à l’école, mais craint le jour « où il y aura des devoirs à faire et surtout des examens ». Un gamin bien dans son âge, avec des préoccupations de son âge.

Sur les hauteurs de Junglinster, le Lënster Lycée dénote par sa modernité : des bâtiments bas, dominés par le verre, striés d’un décor jaune, un vaste campus avec des zones de bus et de parking, des équipements de haut vol (dont une piscine partagée avec la commune)… Un de ces lycées récents qui ont bénéficié de budgets confortables pour leur construction (autour de cent millions d’euros). Inauguré en 2014, il accueille aujourd’hui environ 1 300 élèves. Six ans plus tard, le lycée intégrait le réseau des écoles internationales publiques, avec des classes en français, anglais ou allemand dès l’école primaire. À ce titre, il a été désigné pour accueillir des enfants arrivés d’Ukraine et a mis en place des classes spécifiques. À Junglinster, ils sont une centaine, répartis en trois niveaux en fonction de leur âge. Le ministère de l’Éducation nationale détaille auprès du Land que plus de mille mineurs ukrainiens sont désormais intégrés dans le système scolaire : 390 dans les écoles fondamentales du système luxembourgeois et 650 dans les six écoles internationales publiques. Les familles ukrainiennes ont largement plébiscité les classes anglophones qui leur permettront de s’adapter plus facilement lors d’un retour en Ukraine.

« Dans un premier temps, le plus important est de leur offrir un cadre stable et d’instaurer un quotidien réglé pour qu’ils se sentent en sécurité et puissent apprendre », explique Tom Nober, le directeur du Lënster Lycée qui leur souhaite « une vie normale ». La première mission de l’école est l’intégration des élèves et cela passe par la pratique de l’anglais. Le niveau de connaissance de cette langue est très varié. La mise à niveau et l’apprentissage s’effectuent aussi bien à travers les cours que pendant les activités parascolaires ou le contact avec les élèves des autres classes, lors des pauses ou du déjeuner. Petite exception : « Nous avons deux élèves qui étaient dans une école privée anglophone à Kiev qui ont intégré directement les classes internationales parce qu’ils parlent anglais encore mieux que moi », s’amuse le directeur.

Des « médiateurs interculturels » de langue ukrainienne ont été affectés à ces classes. Une trentaine de postes ont été pourvus à travers le pays, d’autres vont suivre dans les semaines à venir. Selon les termes de la loi votée début avril, ils obtiennent un contrat à durée déterminée et doivent accompagner et faciliter l’intégration scolaire des enfants réfugiés. D’abord inquiets de ne pas pouvoir faire face aux besoins, l’équipe encadrante du Lënster lycée reçoit finalement de nombreuses candidatures. Ce sont généralement des réfugiés qui étaient professeurs dans leur pays ou en tout cas font montre d’un parcours dans le secteur de l’éducation. Maryana Sham a ainsi intégré le Lënster Lycée. Arrivée d’Ukraine il y a trois ans pour suivre son mari au Luxembourg, cette professeure d’anglais enseignait à la faculté de médecine de Lviv. « Dès l’arrivée des premiers réfugiés, je me suis portée volontaire pour aider les associations, notamment pour des traductions. Aujourd’hui, au lycée, je retrouve un cadre éducatif où je peux vraiment être utile. » Elle considère que son plus grand défi est la grande disparité dans le niveau des élèves : « ll faut s’adapter à chaque cas, certains sont passifs et semblent ailleurs, d’autres posent beaucoup de questions. Je constate que les professeurs sont très compréhensifs et encourageants ».

À quelques minutes de marche du lycée, le gymnase de la commune offre sa salle pour les cours de sport. Ce mercredi matin, les uns jouent au badminton, les autres au volley. Dehors, certains s’entraînent au basket ou font du fitness. Les classes pour les Ukrainiens sont mélangées avec les classes d’accueil francophones où des jeunes de diverses nationalités sont inscrits. Illya interrompt sa partie pour venir nous saluer très vite rejoint par Maria, treize ans également. Elle adresse un bonjour en français. Cette petite brune aux grands yeux verts, est accompagnée par Shafiga, d’un an sa cadette. Cette dernière ne vient pas d’Ukraine mais d’Azerbaïdjan. Les deux jeunes filles parlant russe, elles se sont vite liées d’amitié, la plus jeune assurant la traduction en français pour son amie. Maria vient de Kiev et se dit heureuse au Luxembourg. Elle aime voir la forêt et la modernité du lycée lui plaît. Contrairement à son ancienne école où les professeurs étaient plutôt stricts, elle trouve qu’ici « ils sont tous gentils ». Les cours lui paraissent aussi plus faciles qu’en Ukraine… surtout les maths !

La curiosité l’emportant sur la timidité, deux autres jeunes filles nous rejoignent. Cheveux très noirs et peau très pâle, les yeux maquillés de noir, Sofia, seize ans, est la plus à l’aise. Elle aussi trouve les profs « plus cools » qu’en Ukraine. Dans un anglais bien maîtrisé, qu’elle entend perfectionner ici de jour en jour, elle détaille : « Ils laissent plus de liberté aux enfants, on a même pas l’impression d’apprendre, mais on apprend quand même! » Avant la guerre, ses parents lui avaient déjà suggéré d’aller étudier en Europe, en Allemagne par exemple. Elle n’avait pas pensé au Luxembourg, mais estime que c’est une chance d’étudier ici. Si l’adolescente et son amie, Kate, regrettent les personnes restées dans leur pays d’origine, l’école de Kiev en elle-même ne leur manque pas. Sofia, pense faire des études de journalisme ou de commerce. « Mais je veux aussi aller à Paris, pour ses agences de mode, car j’ai une expérience en tant que mannequin ». La jeune fille ne se ferme aucune porte car, de toute façon, comme elle le confie : « J’ai l’impression que tout change autour de moi ».

Parmi les différentes nationalités des classes francophones, on compte quelques élèves russes. « On a craint des heurts ou des insultes, mais en fait tout se passe bien », note le directeur. La proximité linguistique aide même au rapprochement. Russlan, jeune Russe de 18 ans, le confirme. Arrivé depuis trois ans au Lënster Lycée, il s’exprime en français et confie son inquiétude initiale. « Je n’étais pas surpris qu’il y ait la guerre, mais ça m’a fait peur. » Le garçon redoutait l’arrivée des Ukrainiens à l’école, car il craignait d’être jugé. Après avoir entendu les nouveaux arrivants murmurer entre eux « Il y a un Russe ! » durant leur premier cours de sport en commun, Russlan leur a expliqué qu’il était contre Poutine et ils ont ensuite sympathisé. « On a plus de points communs que de différences. »

Après les cours de sport, les élèves retourneront dans leurs classes. En plus de l’anglais, les jeunes Ukrainiens suivent aussi des cours de français ou d’allemand, de maths, de biologie, d’histoire, d’art, ou encore de musique, cours assurés par des enseignants du lycée. Le but est de leur permettre d’intégrer les classes internationales « quand ce sera possible ». Peut-être pour certains dès la rentrée en septembre prochain, sans doute vers la fin de l’année 2022 pour la plupart. Pas question de tests ou d’examens qui provoqueraient trop de stress. Les professeurs préfèrent mettre en place des projets où les jeunes travaillent en commun, chacun à son rythme, à son niveau et selon ses compétences : réalisation de polygones en bois géants pour apprendre la géométrie, recherches communes en biologie, énigmes en mathématiques...

« Il faut leur donner les clés pour prendre un nouveau départ et commencer une nouvelle vie, c’est notre devoir », affirme Sophie Bourhis, enseignante de français et régente d’une classe d’accueil. Une mission que les membres de l’école partagent tous, confirmant l’élan de solidarité qui a traversé le pays. « Je n’ai pas rencontré une seule personne qui ait cherché à bloquer cette vague de solidarité », assure le directeur du lycée. « Tout le monde va dans le même sens, avec les mêmes objectifs ». Les élèves aussi. Les plus grands avaient préparé des petites cartes de bienvenue aux nouveaux arrivants ou ont écrit leur nom en cyrillique sur des présentoirs. Les plus jeunes ont souvent un abord plus simple et plus immédiat : « Ils ne posent pas de question sur l’origine ou sur la guerre actuelle. Ils lancent un ballon et invitent à jouer au foot ensemble », constate Elisa Whitehouse, coordinatrice des classes d’accueil en primaire.

Elle décrit le quotidien comme « sportif ». « C’est beaucoup de stress, il y a chaque jour de nouveaux défis, des inconnues qu’on ne maîtrise pas. » Des défis logistiques, quant au niveau du nombre de places dans les bus scolaires ou dans les maisons relais. Des nouvelles arrivées et déjà des départs rendent la gestion compliquée. Des défis émotionnels et psychologiques aussi : « Les enfants racontent la guerre ou leur exil avec des mots à eux et de manière assez simple, comme une étape de leur vie. Mais la séparation des familles, les pères étant généralement restés au pays, suscite des craintes et des angoisses auxquelles nous devons répondre », détaille la médiatrice qui sait que certains enfants doivent ou devront faire face à l’annonce de la mort de leur père.

France Clarinval, Yolène Le Bras
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